Il ne faut jamais se fier au répertoire enregistré d’un artiste. Au XXe siècle, rares sont les chefs d’orchestre qui ont enregistré des oeuvres selon leurs volontés. Karajan, Ansermet sans doute. Ces deux artistes des années 50 à 80, faisaient à peu près ce qu’ils voulaient. Le public les suivait. A eux deux, ils ont vendu un nombre impressionnant de microsillons. Jean Martinon, lui, connut une carrière discographique intense quoiqu’un peu éclatée. De 1947 (Concerto pour piano n°20 en ré mineur KV 466, avec Monique Haas et le London Philharmonic Orchestra pour Decca) aux sessions réalisées avec l’Orchestre mondial des jeunesses musicales (Berlioz, Brahms, Schumann) pour EMI, en 1975, il réalisa pas moins de cent enregistrements. Les répertoires français et russes dominent, et les mélomanes et discophiles se souviennent avec admiration de ses intégrales Prokofiev (Vox, l’une des meilleures), Debussy et Ravel (EMI, 1974-1975, des références). Ainsi que ses Roussel lumineux (Erato). Ces témoignages de la fin de son existence ne sont que la partie visible d’un iceberg. Ils ne donnent qu’une petite idée des affinités du chef français avec ces répertoires. D’une part, ses premières gravures – chez Philips, de Bacchus et Ariane ou du Festin de l’Araignée de Roussel par exemple, ou encore ses sessions Ravel à Chicago, rééditées il y a dix ans par RCA – se révèlent bien plus accomplies. D’autre part, ses enregistrements tardifs n’informent pas complètement de la richesse de son répertoire. Les enregistrements réalisés sous la direction artistique de Decca durant les années 1950 restent d’un plus grand éclectisme, tout en se concentrant sur ces mêmes répertoires. Une extraordinaire Sixième Symphonie de Tchaïkovski avec les Wiener Philharmoniker, l’un des enregistrements les plus oubliés et personnels de la discographie, voisine avec une flamboyante vision de la Deuxième Symphonie de Borodine (London Symphony Orchestra, 1958). Ainsi, personne ne peut s’y tromper : à l’étude de sa discographie, Jean Martinon a deux spécialités, la France et la Russie. Pourtant, le chef lyonnais avait également acquis une belle expérience dans le « répertoire germanique », qu’il paracheva lors de ses nombreux séjours à l’étranger, comme directeur musical de la ville de Düsseldorf (1960-1966) tout d’abord, puis en tant que directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Chicago (1963-1968). La connaissance qu’il possédait déjà,des répertoires germaniques joua en sa faveur lorsqu’il fut nommé à Chicago. En 1968, Martinon devint ainsi la personnalité idoine pour l’Orchestre National de l’O.R.T.F. Après les disparitions de Münch, et de Cluytens, Martinon fut l’un des seuls musiciens français capables d’être aussi excellent dans Mozart, Beethoven, Berg, Ravel, Debussy, Mahler, Prokofiev, Mendelssohn, Roussel, Schönberg, Bartók ou Chostakovitch. Et, le 30 septembre 1973, il programme la Troisième de Mahler, univers dont son orchestre demeure peu familier, malgré le travail de pionnier que Georges Sébastian réalisait depuis quelques années à la Radio. C’est d’ailleurs le chef hongrois qui révéla réellement cette œuvre au public parisien, en 1963, dix ans auparavant. Martinon connait bien cette partition. Il en donna par exemple une interprétation magnifique d’équilibre et de sérénité à Chicago au mois de mars 1967 – publiée par les archives de l’orchestre. Mais l’exécution parisienne, plus passionnante, plus fragile, s’affirme comme l’un des plus hauts accomplissements du chef. Ce qui frappe, dès l’ouverture initiale des cuivres, c’est le geste ample de la direction, ainsi que son imagination sonore. En réalité, Martinon se trouve ici devant un orchestre d’une nature tout à fait particulière. Sans doute pas aussi ronds ou immédiatement séduisants que ceux de Chicago, les timbres – de la plus pure tradition française encore à l’époque – de l’Orchestre National de l’O.R.T.F ont une force poétique idéale dans ce répertoire. Jean Martinon l’a formidablement compris et pousse ses instrumentistes dans leur plus infime musicalité. Ainsi, le dialogue des bois au début du Comodo provoque un sentiment de plénitude rare. Et, de par leur ton naturellement piquant, mais aussi la fluidité des interventions (les relais entre clarinettes et hautbois), ou la subtilité des accents (notamment dans les parties de bassons, de trompettes ou de cors), les forces du National offrent un visage perpétuellement lumineux et sarcastique, bicéphalisme typiquement mahlérien de l’atmosphère et de l’expression que Martinon ne pouvait jamais obtenir de son orchestre de Chicago, trop uniment sombre. La grande force des timbres français est de condamner l’univoque. Dans le Comodo, ils évoluent, se métamorphosent au gré du contexte musical avec un naturel confondant. Du rayonnement, de la lumière certes, mais aussi de la grimace, de l’onirisme, voire de l’héroïsme (les interventions des trompettes) : ce mouvement de scherzo prend ici un sens nouveau dans l’architecture globale par ce ton de « danse macabre », prémonitoire de la Burleske de la Neuvième, que Martinon sait y imprimer. De plus, il y a incontestablement une part d’improvisation, d’inconnu, dans les orchestres français que le chef ne renie pas. Il l’exploite même, pour révéler davantage encore le caractère hétérogène et multiple de l’univers malhérien. Et dans le Finale, totalement exempt de sentimentalité, Martinon construit un grand hymne spirituel. Ses équilibres polyphoniques sont magnifiquement travaillés, parfaitement soutenus par les musiciens français, qui phrasent long et chantent large (le Sehr gesangvoll, passage 11 de la partition). Travail sur la densité du son que l’on doit à la grande exigence de Martinon envers son orchestre durant les répétitions. Si les cuivres atteignent à la fin de ce Langsam leurs limites, ces imperfections crient le bonheur de connaître enfin le paradis. Cette interprétation infiniment colorée se sera distinguée en tous points par sa beauté architecturale : le Finale, comme le Kräftig d’ouverture sont incroyablement tendus, sans aucune baisse de tension, et témoignent de la part de Martinon de la parfaite compréhension du monde malhérien, et notamment de cette Troisième Symphonie, hésitation perpétuelle entre l’Enfer et le Paradis, ambigüité qu’il met en exergue dès la grandeur hiératique de son Kräftig, avec ses cuivres durs, poussés jusqu’à la stridence. Même l’extraordinaire Lied « O Mensch! Gib acht! » traduit un souci de dramatisme, d’intériorité à la fois brûlante et contenue (« Tief ist ihr Weh ! ») : l’accentuation de la langue allemande (« O Mensch ! ») est remarquable, et correspond aux réelles inflexions du texte sonore – extraordinaire ligne de hautbois. Durant sa carrière, Martinon s’efforça toujours de défendre le répertoire de la Mitteleuropa (outre Mahler, sa grande passion fut Bartók), et ses propres compositions témoignent d’une attirance particulière pour la Seconde École de Vienne. Ce double album propose en complément du Mahler la « Lulu Suite » d’Alban Berg, enregistrée le 21 novembre 1971, avec la soprano Mary Lindsey. Loin de toute préoccupation d’ordre dramatique, et en dépit d’un orchestre peu concentré, le chef français traduit le ton perpétuellement sinueux de la partition. Il en exploite les contours flous et la texture fuligineuse. Le directeur musical de l’Orchestre National témoignait cependant de plus grandes affinités avec la poétique rugueuse et lunaires de Schönberg (Cinq pièces avec orchestre op.16) qu’avec l’univers urbain d’Alban Berg, comme le montrent de nombreux autres témoignages conservés dans les archives de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA). (Texte issu du livret Cascavelle, écrit en 2009) A PROPOS DU CD Gustav Mahler Symphonie No. 3 Alban Berg Lulu-Suite Orchestre National de l’O.R.T.F Choeurs & Maîtrise de l’O.R.T.F Jean Martinon, direction Photo : DR