Deuxième journée de notre session avec Vestard Shimkus.
Une sélection de trois Préludes de l’Opus 32 – ses favoris, les Nos. 5 (en sol majeur), 10 (si mineur) et 12 (si majeur), avant de se plonger dans les arcanes des complexes Variations Chopin. Pour commencer cette journée, Vestard défendait une transcription, réalisée de sa main, d’une mélodie de Rachmaninov, qu’il joue parfois avec son épouse, la chanteuse Elina Shimkus.
Une vision tout à fait personnelle de la mélodie, qui, en son début, par l’ajout de deux mesures grandioses, peut rappeler l’incipit, comme venu des lointaines et graves profondeurs du clavier, de la Ballade No. 2 de Franz Liszt. Vestard Shimkus attaque les 3 Préludes, dont il saisit avec une acuité assez incroyable le caractère propre. Dans l’un des plus beaux composés par Rachmaninov, le si mineur aura été, à l’écoute, en live, de Vestard Shimkus une expérience inoubliable. Un ton de grandeur religieuse sans solennité, des phrasés éperdus à couper le souffle, une subtilité dans le toucher saisissante, et surtout, dans cette œuvre, le plus incroyable sous les doigts du Letton semble cette totale adéquation, tout du long, entre le piano, l’espace (résonance du son, profondeur du champ) et la construction. Il est rare d’entendre une architecture se déployer sous nos yeux avec une telle évidence. Vestard, ici, n’aura fait qu’une seule prise, mais quelle prise !
Dans le Prélude en si mineur, un ton de grandeur religieuse sans solennité, des phrasés éperdus à couper le souffle, une subtilité dans le toucher saisissante.
Le Prélude en si majeur devient alors une respiration d’une belle fraîcheur, sans quitter ce ton de mélancolie méditative qui parsème l’univers de Rachmaninov. Après une pause déjeuner, bien méritée, en milieu d’après-midi – nous avions adopté avec Vestard, durant ces trois jours, des horaires un peu décalés – notre formidable pianiste se plonge dans les Variations Chopin, avec une légère appréhension : selon lui, cette partition demeure la plus difficile du programme. Elle est très longue (35 minutes), et nécessite une endurance et une concentration redoutables, surtout dans les quatre dernières (Variations XIX-XXII). C’est aussi l’un de ses Rachmaninov favoris, comme il me le confiait par courriel quelques jours auparavant. Cette partition prend comme point de départ le Vingtième Prélude de Chopin (Op. 28), en ut mineur. Rachmaninov y conçoit l’une de ses musiques les plus expressives, et finalement l’une de ses plus équilibrées aussi, bien qu’elle dévoile l’influence de Bach, dont Rachmaninov semble retrouver les naturelles traces en décortiquant l’harmonie chopinienne. Schumann perce aussi par instants – je pense à ce Finale, ra(va)geur et virtuose, qui rappelle un peu celui des Etudes Symphoniques.
Pour cette journée du mercredi, nous nous occupons seulement des onze premières variations. Vestard Shimkus impose d’emblée une grandeur majestueuse à l’œuvre, mais intensément expressive. Notre pianiste se délecte des détails polyphoniques de la texture (Variation I). Il ne s’y perd jamais. Il donne une interprétation d’une rare fluidité (l’enchaînement, la justesse des tempos), qui ne s’oppose jamais au caractère imposant de la partition. Journée difficile, mais Vestard Shimkus passera une nuit agitée, littéralement enchaîné à l’œuvre, se la relisant avec acharnement dans son sommeil, et avec l’impatience – teintée d’angoisse – de se confronter, quelques heures plus tard, à la suite de ce serpent musical, notamment aux quinze dernières pages, très coriaces, et faites pourtant pour notre héros du moment.
Photo : (c) Pierre-Yves Lascar – Février 2014