Notre dernière journée d’enregistrement avec Vestard Shimkus.
La plus difficile techniquement pour l’artiste, qui appréhendait ces dernières heures avec une rare appréhension. La Variation XIX, notamment, lui pose – intellectuellement – un souci majeur. Nous divisons en deux parties les onze dernières variations. Dans un premier temps, Vestard Shimkus se consacre à l’enregistrement des XII à XVIII.
Après une bonne heure de préparation et d’exercices au clavier qu’il a mis lui-même au point durant les semaines précédentes – et par lesquels il détaille, scrute, décompense, analyse les progressions harmoniques de chacune des variations, sous la forme d’arpèges, de répétitions d’accords, etc. – Vestard est prêt à l’enregistrement de ces sept variations. Une nouvelle fois encore, l’intensité de son interprétation, la précision du jeu, la justesse de l’expression relèvent du miracle. Étonnant de voir qu’en une seule prise, Shimkus, en studio, atteint la quintessence de son art. Il apprécie la vérité et la dynamique de l’instant. Il ne reste plus que les quatre dernières variations à éterniser à travers les micros. La Variation XIX présente une écriture dense, composée uniquement d’accords massifs, qui nécessitent toutes les ressources sonores de l’instrument et la virtuosité digitale du musicien.
La Variation XX, à la fois courte en minutage et longue – quatre pages complètes sur les vingt-cinq que totalise la partition – demande une souplesse et une légèreté presque féériques, d’autant plus sur un instrument comme celui de Neumarkt, magnifique et d’une égalité dans tous les registres qui étonneront nombre de nos pianistes, mais dont la mécanique demeure parfois un peu lente. La Variation XXI est une cantilène parmi les plus rêveuses du compositeur, comme une respiration avant le Finale bouillonnant et épuisant (Var. XXII), dans la lignée de ceux des Variations Haendel de Brahms ou des Études Symphoniques de Schumann. Si Shimkus atteint naturellement la perfection dès la première prise, il tentera une version plus lyrique et plus sereine de la Variation XXI, qui n’avait peut-être pas encore tout à fait – la première fois – la respiration nécessaire, pour que le Finale puisse se déployer dans toute sa majesté et son esprit réellement « scherzando ».
Toute l’équipe (ingénieur du son, directeur artistique) fut à la fois impressionnée et totalement enchantée par cette collaboration avec Vestard Shimkus. Il s’agit incontestablement de quatre-vingt trois minutes de musique absolument exceptionnelles, d’une rare densité, ajoutées pour nous au souvenir d’une session d’une concentration tellement forte qu’elle en devient inoubliable. Le prélude à d’autres projets très différents, et qui s’annoncent passionnants.
Le même jour, nous accueillons, en fin d’après-midi, un musicien japonais, peu connu en France, qui, durant les trois jours suivants, se consacrera à Haydn, et à six Sonates de la période médiane du compositeur. Une fois dans les murs du Reitstadel, en ce jeudi soir, Hiroaki Takenouchi se jette aussi sur l’instrument, le teste, comme pour en goûter les subtilités les plus reculées. La subtilité du toucher, la recherche de nuances, la souplesse du toucher, et l’inventivité sonore frappent d’ores et déjà, et promettent une session aussi passionnante que fascinante.
Un peu plus tard dans la soirée, nous accueillons aussi Jean-Baptiste Millot, photographe spécialement venu de Paris, en train, pour réaliser des portraits de nos deux musiciens le lendemain. Une soirée chaleureuse et sympathique, que nous passons dans notre restaurant italien, l’un des seuls lieux de restauration ouverts assez tard le soir dans la petite cité de Neumarkt in der Oberpfalz, et que nous avions repéré dès le premier soir. Vestard semble alors détendu bien qu’exténué ; Hiroaki n’imagine sans doute pas que Haydn lui donnera de nombreuses sueurs. Jean-Baptiste, lui, plaisante, aime manger, boire une bière, tout comme Frédéric Briant qui l’accompagne bien volontiers dans ces plaisirs « à la française ».
Après l’expérience Vestard, fantastique, l’auteur de ces lignes ne peut qu’attendre avec délectation le round « Haydn ». Bonne nuit à tout le monde ! Auparavant, nous devions accompagner Hiroaki au cloître San Josef de Neumarkt, dans lequel nous avions pris une nuitée, la charmante maison que nous occupions par ailleurs ne pouvant accueillir une cinquième personne.
Photos : (c) Pierre-Yves Lascar – Février 2014