Portrait subjectif de la pianiste russe (1908-1978)
Il est des artistes du passé parfois oubliés qu’il est impératif de redécouvrir. Tel est le cas de la pianiste Maria Grinberg, l’une des figures majeures du piano russe. Maria Grinberg est une météorite, à l’écart de toute école d’interprétation, comme le fut aussi une autre Maria, la Yudina, aussi essentielle qu’elle.
Maria Grinberg appartient à cette catégorie d’artistes qui, en touchant le piano, ouvrent un monde inconnu, insoupçonné de profondeur spirituelle et de poésie féérique. Maria Grinberg, c’est le monde des lutins, des trolls, leur danse joyeuse et diabolique en même temps qu’un constant appel au secours. Son jeu le reflète intensément. Toujours. Son univers expressif, d’une richesse oscillant entre le bonheur hédoniste de l’instant et le constant rappel de la fin tragique et inéluctable de l’existence, imprègne durablement l’auditeur.
Maria Grinberg, c’est le monde des lutins, des trolls, leur danse joyeuse et diabolique en même temps qu’un constant appel au secours.
Aucun artiste n’a par exemple joué comme elle la Première Ballade de Chopin (1952). Un simple accord arpégé, et tout un monde d’angoisse, d’attente à jamais insatisfaite est dépeint en une demi-seconde. Absolument fabuleux, tout comme le toucher, d’une pureté immaculée. Cette conception noire, hautaine, implacable de Chopin, et pourtant d’un naturel étourdissant, invite à une redécouverte d’un univers si souvent édulcoré. Son travail monumental sur les basses, notamment dans la Troisième Ballade – le premier accord de la Première reste lui aussi foudroyant – anticipe même sur certaines pages de Liszt (comme Saint François de Paule marchant sur les flots). Et pourtant, ce Chopin rayonne intensément, comme improvisé. Sur le même disque (Denon Japon COCQ-84244), la pianiste russe interprète également dix mazurkas, où elle fait ressortir le côté rustique des pièces, sans brusquerie, ni brutalité, toujours avec une sorte d’élégance racée et de luminosité intérieure complètement fascinantes, comment en témoignent par exemple les Mazurkas opus 6 n°2, opus 68 n°3, opus 67 n°2.
Ce disque Chopin résume l’art de Maria Grinberg. Il y a indéniablement ancrée en elle une inquiétude panique, une fébrilité transcendante qui ne s’effacera jamais, qui rapproche si souvent son art de l’improvisation. Parallèlement à la série Denon Japon, dont nous reparlerons un peu plus loin, le label russe Vista Vera (distribution en France : CD Diffusion, que nous remercions vivement pour sa collaboration) a dédié l’une de ses séries à cette artiste. Sept volumes sont parus. Maria Grinberg y reste l’artiste qu’elle était, imprévisible, surprenante.
A cet égard, le disque présentant quelques Préludes de Rachmaninov, et des extraits de l’Opus 87 de Chostakovitch n’est pas banal (VVCD-00119, Vol.3). Si Tatiana Nikolayeva reste encore la grande prêtresse du recueil de Chostakovitch (choisir les extraits lors du récital magique à Salzbourg 1987 paru chez Orfeo, un disque à emporter sur l’île déserte – un raz de marée dans Chostakovitch), il est urgent de redécouvrir la vision extrêmement emportée, tendre et fracassante, légère et puissante à la fois, et sans doute plus spontanée, voire plus grinçante de Maria Grinberg. Fugue en ut majeur chantée à gorge déployée, Fugue en la énoncée avec une grâce et une évidence rares, et soudain irruption de la basse puissante, terrifiante. Prélude en fa dièse mineur assez inhabituel en définitive, empli de moquerie et de sourire narquois, Fugue ample aux accents fortement marqués, obscure et sans rémission possible – basses d’outre-tombe. Prélude en ré bémol majeur rapide, d’une force rythmique presque cataclysmique, Fugue aux registres génialement sur-accentués.
Le caractère halluciné de la Grinberg, on le retrouve évidemment dans les Préludes de Rachmaninov, époustouflants de virtuosité (ici, les doubles croches fusent, quelle articulation !) mais surtout péremptoires, d’une force là-encore fracassante. L’Opus 23 n°2, c’est l’eau des océans se frottant aux rochers, la coque des bateaux qui se fissure. La houle n’est pas loin non plus dans l’Opus 23 n°4, d’habitude si rêveur, si flatteur. Un Opus 32 n°10 morbide, au dernier accord glaçant. Grinberg nous rend le Rachmaninov ravageur, moderniste, d’un engagement physique sans répit, d’une violence expressive absolument sans concession, mais aussi d’une grande plénitude sonore. Une vision à (re)découvrir pour son caractère aussi investi que funambulesque, qui résulte en des interprétations vraiment bouleversantes.
Grinberg nous rend le Rachmaninov ravageur, moderniste, d’un engagement physique sans répit.
Maria Grinberg est née en 1908 à Odessa. Sa mère lui donna ses premières leçons. Mais elle reçut également l’enseignement du meilleur professeur de sa ville natale, David Aisberg, et celui de Felix Blumenfeld, auprès de qui Vladimir Horowitz compléta également sa formation. Ensuite, la jeune Maria s’en va pour étudier au Conservatoire de Moscou, gagnant en 1935 le Second Prix au Concours de Piano de la Grande Union. L’arrestation de son mari et de son père en 1937, et leur exécution comme « ennemis du peuple », entame le début d’une carrière prometteuse. Elle ne peut plus jouer dans les cercles officiels. De là, elle trouve un poste de pianiste dans une petite troupe de danseurs amateurs, tout en prenant occasionnellement la place du timbalier dans certaines soirées plus importantes, expérience qui de toute évidence a marqué son jeu pianistique, qui retrouve un peu le caractère percussif de l’instrument, sa frappe, sa rapidité de réaction.
Quelques années plus tard, elle est réintégrée par le pouvoir. Elle effectue alors quelques tournées, principalement dans l’Union, de Leningrad à Riga en passant par Tallinn ou Baku. Si le pouvoir lui permet à partir de 1958 de voyager à l’étranger, l’Ouest ne l’aura malheureusement accueilli que très peu, uniquement deux fois, aux Pays-Bas, où les mélomanes et la critique de l’époque gardent en mémoire ses prestations éblouissantes. Son isolement dans le monde musical, encore perceptible de nos jours, peut s’expliquer peut-être par son état de santé fragile, et son désintéressement dans le fait de faire carrière. Peu lui importait en définitive si elle était célèbre ; la seule reconnaissance officielle qui lui fut accordée est une Chaire d’enseignement à l’Institut de Musique Gnessine, à l’âge de 61 ans. Mais le Conservatoire de Moscou ne lui proposa jamais rien, tout comme elle ne fut jamais conviée à participer aux jurys du Concours International de piano Tchaïkovski.
Heureusement demeurent tous ses témoignages phonographiques. Ils permettent de connaître davantage cette personnalité étonnante du piano russe. Son répertoire est vaste, comme pour la plupart de ses grands collègues russes, peut-être plus encore (Seixas, Soler). Le cœur de répertoire de Maria Grinberg ? Les Classiques et Romantiques de toute évidence. En premier lieu, Beethoven, dont elle grava l’intégrale des Sonates entre 1960 et 1974, son grand œuvre discographique, à redécouvrir impérativement pour sa simplicité lumineuse, sa spontanéité, et son imagination sans limites. Et puis aussi Schubert, Brahms, Mendelssohn, Mozart, avec le Concerto en ré mineur KV 466 duquel elle a débuté sur scène en 1920….
Qui veut redécouvrir cette immense musicienne doit écouter son interprétation des Etudes Symphoniques de Schumann, dont elle livre une vision assez fascinante, pour son épure tragique en même temps que sa force cataclysmique. Il y a dans ce piano une rage irrésistible, une liberté qui respire le grand large en même temps qu’une précision parfois chirurgicale, presque froide, souvent déconcertante. Ici, le Finale est loin des débordements extatiques d’un Richter chez Praga (1956).
Qui veut redécouvrir l’immense musicienne qu’était Grinberg doit écouter ses Etudes Symphoniques (Schumann) : une vision fascinante, pour son épure tragique, pour sa force cataclysmique.
La sérénité s’impose après la dernière variation, magique, d’une poésie lunaire, crépusculaire, mais d’une noirceur incommensurable. La variation 8 est d’une violence assourdissante, souvent terrifiante. Quant à la virtuosité, elle est partout transcendante, jamais superficielle, écoutez la fin de la variation 9. Grinberg ou le paradis perdu. Tous les Schumann de Maria Grinberg restent en réalité mémorables. Scènes d’enfants sobres et pudiques. Bunte Blätter chantantes et fluides, ainsi qu’un Concerto pour piano (Vista Vera, Vol.5, avec Karl Eliasberg) sincère et élégant, lumineux et engagé : une interprétation proche de l’idéal, même si de toute évidence la pianiste mène le discours, mais quel sens de l’architecture, et quel souffle de nouveau!
Remarques : quelques doublons entre la série Vista Vera et celle de Denon Japon, dont les reports sont en général de meilleure qualité. Le volume Denon COCQ-83980 présente les Marches opus 20 de Medtner, le Scherzo opus 12 n°10, et le Morceau de fantaisie de Rachmaninov également présents sur le volume 3 chez Vista Vera, alors que les Etudes et les Variations sur un air polonais de Liadov se retrouvent dans le volume 4 de l’édition Vista Vera. Les reports Denon Japon maintiennent le souffle, et sont plus respectueux du toucher de la pianiste. Les reports Vista Vera, qui contiennent également des merveilles, sont plus sourds. Vista Vera propose les mêmes interprétations schumaniennes (Vol.7) que Denon. Pour compléter son volume, Denon propose deux transcriptions de lieder par Liszt et deux extraits supplémentaires des Bunte Blätter, alors que Vista Vera offre les trois Pièces opus 111.
A rééditer :
Il reste de nombreux témoignages de Maria Grinberg qu’il est difficile aujourd’hui de trouver en CD. Dans son legs discographique consacré à Beethoven, un Deuxième Concerto sous la direction de Kirill Kondrachine, ou un Quatrième avec Neeme Järvi. Mais aussi un Premier de Brahms avec Rozhdestvenski, le Concerto n°21 K 467 de Mozart dirigé par Dmitriadi, un Premier de Chostakovitch avec Rozhdestvenski, ainsi que des Sonates de Seixas, Scarlatti, Soler, mais aussi Grieg, Granados, Franck (Variations Symphoniques), Saint-Saëns (Le Carnaval des Animaux), Liszt (Sonate en si), Bartok (Mikrokosmos, Livres I-III). Et sans doute beaucoup d’autres choses encore : Bizet, Franck, Saint-Saëns, Debussy…
LES INCONTOURNABLES DE MARIA GRINBERG
Beethoven, Sonates Nos. 1 à 32 (Intégrale). Melodiya (1960-1974).
Le grand legs discographique de la pianiste russe, « un monument à visiter et revisiter » (Alain Lompech, Diapason), qui n’a rien à envier aux intégrales légendaires de Kempff, Schnabel ou Nat.
Précieuse notamment pour sa grande sensibilité à l’harmonie beethovénienne et sa pensée en registres. « La Tempête » (n°17), « Waldstein » (n°21) sont étonnantes de bouillonnement, rugueuses et âpres. Il s’agit d’un Beethoven en conflit avec la matière, moderniste, à l’instinct rhapsodique et en même temps lumineux.
Extraordinaire « Appassionata », superbement construite. Sonates n°2, 7, 15, 26, 31 prodigieuses. 27ème funambulesque, mais géniale. La 32ème avec une Arietta, ovni total, aux harmonies blanches, la Hammerklavier, volcanique, assez cinglée. Cette intégrale toujours musicale malgré la triste qualité des instruments dans la Russie d’alors – après tout, Beethoven « détruisait tous » les pianofortés qu’il jouait – est reparue également en 2006 sous le label russe Venezia, qui vit de licences Melodiya, et dont le catalogue actif est disponible sur HMV Japon.
Label non distribué en France, il permet pourtant de redécouvrir les grands enregistrements russes des années 1950 à 1970 à prix attractif. Signalons que Vista Vera a publié aussi des gravures des Sonates n°8, 14 & 23 (VVCD-00096, Vol.1) antérieures à l’intégrale. Il faut entendre absolument la Quatorzième (1959), qui reste, malgré quelques accrocs et un report indigne, de la folie pure. S’y dégage déjà une maîtrise totale de l’espace du piano, et des phrasés et accents inoubliables de vitalité.
Chopin, Ballade n°1 opus 23 (1952) – Denon Japon COCQ-84244
Glinka, Variations sur le Rossignol d’Alabiev (1964) – Vista Vera VVCD-00120 (Vol.4)
Liadov, Variations sur un thème polonais, en la bémol majeur (1947) – Vista Vera VVCD-00120 (Vol.4).
Virtuosité échevelée dans ces deux recueils d’une haute inspiration, à redécouvrir. Quel lyrisme, quelle évidence!
Mozart, Sonates n°12 KV332, n°17 KV576, n°18 KV533/494, Variations KV500, Fantaisie KV396 – Denon Japon COCQ-83974.
Un Mozart très déconcertant, d’une violence peu habituelle et d’une abstraction assez extraordinaire. Un Mozart presque « beethovénien », à écouter attentivement pour ceux qui ne jureraient que par le pianoforte (instrument aux attaques plus rapides) par exemple.
Prokofiev, Scherzo opus 12 n°10 (1953) – Denon Japon COCQ-83980 (ou Vista Vera VVCD-00019, Vol.3)
Schubert, Fantaisie D 940 (version à deux mains) – 1963 – Arlecchino ARL A61.
On peut trouver encore ce disque ancien sur Internet. Il offre cette très belle version de la fantaisie, sobre et expressive à la fois, très contrastée.
Schumann : Etudes Symphoniques opus 13 (1961) – Denon COCQ-84243 (ou Vista Vera VVCD-00134, Vol.7)
et aussi Schumann, Concerto pour piano opus 54 – Orchestre Symphonique d’URSS, Karl Eliasberg (1958) – Vista Vera VVCD-00121
Deux sites pour commander (sous réserve de disponibilité) :
http://www.cddiffusion.fr/ (pour le label Vista Vera), et
http://www.hmv.co.jp (pour les volumes Denon)