À la mémoire de Nicolas Baron, le meilleur d’entre nous
Que se passe-t-il chez les majors ? On déboîte, on remboîte, on collationne, on éparpille, on regroupe, on propose des biais thématiques qui n’épuisent pas les thèmes, des portraits d’artistes où les lacunes en autoriseront de suivants : le discophile croit s’y retrouver sans bourse déliée mais s’y perd en fait. Argument : vendre plus de disques, le sacrifice sur le prix étant un leurre : des décennies que tout cela a été rentabilisé. Dans ce monde de pavés, de briques – ce ne sera plus une discothèque mais bientôt un bunker – un grand sacrifié, le travail éditorial.
Pas toujours. On croyait le catalogue Calliope sombré corps et âme, et de fait des pans entiers en restent disparus, les disques d’Annie d’Arco, l’anthologie des mélodies française selon Bruno Laplante, les Debussy de Paraskivesco, les Chopin d’Henri Barda et les Ravel de Jacques Rouvier sont devenus des fantômes. Mais La Dolce Volta a sauvé l’une des colonnes vertébrales du petit univers inventé par Jacques Le Calvé : la discographie acclamée du Quatuor Talich, qui fête son demi-siècle.
Sauvé ? Revisité. On collationnait avec tendresse les éditions blanches du label original tout en leur trouvant un son bien dur, typique des premiers échantillons de l’ère digitale : cordes en fer, archets en plomb ; si le discours s’entendait encore, les couleurs, les touches fusantes, le son doré des tchèques tournaient au gris trottoir. On tirait donc le chapeau de la boite flashi des Quatuors de Mozart réédités par La Dolce Volta avec curiosité : premier test, le 22e K. 589.
L’air entre les pupitres, la tendresse des échanges entre Petr Messiereur et Jan Kvapil, la teinte d’amande de l’alto de Jan Talich, le violoncelle sur les pointes d’Evzen Rattay, cette fine lumière qu’avait saisie la prise de son de Georges Kisselhoff, les voilà enfin.
Enseignement majeur : les Talich jouent dans l’esprit viennois, jamais tentés par le son symphonique que pratiquent aujourd’hui avec brio les jeunes quatuors tchèques, Skampa, Haas and Co. Ils sont restés à la chambre, sur le registre intime, dans cette vertu dont on a fait une faiblesse : la douceur. L’esprit des Barylli et des Wiener Konzerthaus n’est jamais loin.
Autre sommet, les Quintettes à deux altos où Karel Rehak les rejoint. Et dans l’ascension des Quatuors de Beethoven, ce ton sans grandiloquence, partout cette liberté du discours et cette palette imaginative – écoutez les Harpes ! – qu’on avait oubliés. Le vrai miracle réside dans un remastering plus proche de l’esprit du microsillon, dans lequel travaillait Kisselhoff, que de celui du CD. Les dynamiques ne sont plus outrées, le rapport entre les quatre amis établi comme en un jeu d’équilibriste, tout cela chante et pour les derniers Beethoven au diable la métaphysique : les paysages se creusent mais le soleil y rayonne. Et l’édition elle-même est soignée : design des boitiers et des livrets, textes informés – un modèle.
Sony fait aussi bien, mais par un autre biais. Au coté d’une collection éco bas de gamme (Masters) qui parfois cache sous une présentation spartiate des trésors – dénichez les boîtes « Tchaïkovski par Ormandy » et « Ormandy XXe siècle » ou un William Kappel très complet – une série de pianists-boxes n’en finit pas de faire tourner les têtes.
Consacrée d’abord aux claviéristes fêtés aux États-Unis – rien d’étonnant lorsque l’on sait que Jed Ditsler y préside officieusement, dont les textes informés et brillants, plein de perspectives inédites sont un atout majeur – l’entreprise pioche à volonté dans les réserves de Columbia et de RCA.
Appel aux nostalgiques avec reproductions des pochettes des LP originaux, remastering percutants, un travail éditorial séduisant et qui ne choisit pas. Le disque considéré comme un document qu’on doit remettre à disposition des nouvelles générations. Mazette ! Byron Janis, Leon Fleisher, Gary Graffman, John Ogdon hier, aujourd’hui Philippe Entremont, Jorge Bolet et… Nelson Freire !
Freire en jeune homme, quelle gifle ! Ce piano fusant, ces doigts électriques, ce style sans effet, c’est du tout grand art doublé d’un regard singulièrement moderne sur le répertoire romantique qu’il ne partageait alors qu’avec sa sœur spirituelle Martha Argerich. Années soixante, prise de son encore assez early stereo, de premier plan, précises mais parfois sans espace. On s’en moque, ce qu’on veut c’est voir par le son les doigts qui fusent dans la Totentanz de Liszt. Clouant. Et lorsqu’on y ressonge, ce fugitif partenariat munichois avec Rudolf Kempe pour deux microsillons a fait se croiser deux artistes aux antipodes, de culture, de style, mais qui se sont accordés comme par magie. Le Premier de Tchaïkovski, cambré, piaffant, est vraiment joué par un jeune homme de vingt ans qui prend tous les risques. Le galbe général est si parfait qu’on y suppose aucun montage. L’autre couplage Freire Kempe, le Schumann et le Grieg, est demeuré si célèbre qu’on n’en souffle mot sinon pour souligner qu’en stéréophonie, avant Freire à notre sens seuls Katchen et Kertesz avec Israël en avaient donné une lecture aussi sentie.
Piano solo : Carnaval de Schumann savamment dit, avec une répartition du temps global qui saisit le tempo d’ensemble voulu par le compositeur, donc pas trop vite, mais très animé, un horloger règle tout et la tête vous tourne. Main gauche en aparté, fabuleuse dans les confidences. Idem dans les Préludes de Chopin, chantés larges, profonds, et qui ouvrent dans le clavier des perspectives harmoniques que beaucoup survolent. Avec toujours cette sonorité « à tiroirs », pleine de surprises où les doigts font entendre toute la complexité harmonique. Piano un peu court dans le medium, capté à New York dans un studio sec. On fait avec.
Celui du disque Brahms, enregistré comme le Schumann à Winterthur, est d’une richesse assez incroyable. Freire en saisit tous les effets de sfumato qui permettent de faire entrer dans le piano l’orchestre, et cette Troisième Sonate est une Symphonie, qui s’y tromperait ? On ne la retrouvera aussi dite que dans la gravure de Rafael Orozco qu’EMI (aujourd’hui Warner) serait bien inspiré de remettre en compact.
Doublé impeccable avec la Sonate de Liszt – où Freire commence classique et finit démoniaque, mais l’œuvre est justement la métamorphose d’un motif – et la 3e de Chopin un peu sur son quant à soi, au contraire d’incroyables Impromptus D. 899 de Schubert, appris pour le disque et qui chantent éperdument, épuisant le clavier de mélodies.
Mais ce cantabile, cet art dans le dosage du jeu de pédale indiquaient bien qu’il y avait encore une marge de progression … que l’ultime album du coffret montre : récital Chopin, 6 et 7 décembre 1982, capté en studio à Neustadt. Steinway splendide, au medium encore plein. Freire le déguste en gourmand, et il rubatise – section centrale de la Fantaisie–Impromptu qui ouvre le disque – visiblement heureux d’une telle soie. Mais lorsque les doigts fusent, électriques et pourtant en sons amples, le jeune homme qui irradiait les cinq premiers disques est encore là. Pourtant, à trente huit ans, Nelson Freire joue plus réflexif. Aucune tentation de narcissisme, le rythme demeure impérieux, mais une liberté supplémentaire qui l’autorise à musarder, à jouer plus en confidence. Maturité ? Admirable ensemble.
L’album Bolet réserve moins de surprises, car on en n’avait rien oublié, pas même la version princeps, inédite au CD, des Etudes d’exécution transcendantes, parcellaires d’ailleurs : le pianiste cubain en retranche Mazeppa, Vision, et Chasse-neige. Mais retrouver toutes ces gravures où son somptueux Baldwin chante avec cette puissance contenue procure un plaisir sans mélange. Oui, Bolet fut un virtuose consommé, mais comme Arrau il ne laissa jamais percevoir sa virtuosité.
Le secret de cet art sans ostentation réside dans la somptuosité de sa sonorité – tout un orchestre dans le clavier et même parfois un orgue lorsqu’il déploie ces graves de canon ! « Le son c’est tout », leçon héritée de Rachmaninoff probablement, avec lequel il partage la concentration sombre, le focus d’un clavier très tenu.
Il y aurait des chapitres à écrire sur la manière dont Bolet phrase, se gardant toujours de l’effet, du soulignement. Il est de ces musiciens qui préfèrent la suggestion à l’exposition. Avec cela des moments magiques tout au long de ces dix CD, dés que le cantabile parait. Il y a du bel canto dans ses Liszt, comme si Chopin s’y invitait. Le jeu de bravoure se transforme en scène lyrique, le grand hidalgo aux mains immenses regarde tout de haut et élève tout à son niveau. La pièce la plus simplement virtuose se transforme en poème. Cet homme déteste la prose. C’est en soi admirable, et osera-t-on l’écrire, d’une autre culture.
Les mélomanes qui découvriront le Récital à Carnegie Hall auront un portrait complet : le geste plutôt classique des Préludes de Chopin et l’imagination mise aux pièces de virtuosité font mentir la légende qui poursuivit longtemps Bolet : jamais il ne fut le dernier romantique, son piano était absolument moderne. C’est bien d’ailleurs parce qu’il nous parle d’aujourd’hui, en contemporain, que le disque le plus précieux de l’album est probablement celui consacré aux transcriptions. Ce Liebesfreud sans chaloupé, presque déclamé, où les doigts crépitent mais d’un son toujours plein, ces suspensions sans atermoiement juste le temps que l’harmonie se dore, ce sentiment du très libre dans un corset très strict, c’est de la haute couture. Et Bolet en chambre avec les Juilliard pour le Quintette de Franck et le Concert de Chausson où Perlman s’invite, une touche finale à un tableau auquel ne manque que le répertoire concertant.
Justement, pour fêter les quatre-vingt ans de Philippe Entremont, Sony a assemblé toutes les gravures concertantes que le pianiste engrangea dès ses vingt-sept ans pour la Columbia américaine. 1958, premiers sillons avec Ormandy : le Grieg et la Rhapsodie sur un thème de Paganini, puis l’année suivantes les Liszt. L’Amérique se cherchait un pianiste jeune premier depuis la disparition de William Kappell le 29 octobre 1953. Le petit frenchy allait-il faire l’affaire ?
Style objectif, piano sans histoire, virtuose, propre. Moderne ? Oui si l’on y voit une restriction. Car ce jeu n’a pas d’imagination, mais une tenue, un professionnalisme, une absence de pathos qui sont en soi des qualités, certes limitatives mais de vraies qualités. Et qui parfois sont transcendées par un plaisir physique du jeu qui peut être assez inouï : les deux derniers concertos de Bartók avec Bernstein en attestent, tout comme le Khatchaturian et la Fantaisie hongroise de Liszt avec Ozawa ou le Concerto pour la main gauche de Ravel, très en lumière avec Boulez.
Mais on vous l’a dit, Sony dans cette série ne choisit pas, il donne a entendre, il expose, il fait en somme un travail d’historien, d’autant plus utile lorsqu’au détour, la première en CD pour l’occident du Concerto de Jolivet gravé par Entremont sous la direction du compositeur, refait soudain surface. Œuvre magique disparue du concert depuis des lustres, mais dont cet enregistrement avait capté les mystères et les fureurs sonores.
LES REFERENCES
– Mozart, Intégrale des Quatuors, Quatuor Talich, 7 CD La Dolce Volta LDV 100.6
– Mozart, intégrale des Quintettes, Karel Rehak, Quatuor Talich, 3 CD La Dolce Volta LDV 109.1
– Beethoven, Intégrale des Quatuors, Quatuor Talich, 7 CD La Dolce Volta LDV 121.7
– Nelson Freire, The Complete Columbia Album Collection, 7 CD, Sony 88875002282
– Jorge Bolet, The Complete RCA and Columbia Collection, 10 CD, Sony 88843014722
– Philippe Entremont, The Complete Piano Concerto Recordings, 19 CD, Sony 88843013272
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