Je me souviens d’avoir posé avec une certaine crainte sur la platine le microsillon Barclay où Jean Martinon dirigeait la Première Symphonie (1951) d’Henri Dutilleux, jusque là terra incognita pour moi, partition regardée avec une volonté d’oubli par le compositeur qui ne l’avait tout de même pas mise sous le boisseau comme son ballet Le Loup.
Début sombre, crescendo martial, puis soudain un vitrail de couleurs rejoignant une nuit étoilée. Le silence se fait. Sept minutes dont trois magiques.
Scherzo : ostinato des cordes, mais les couleurs sont aux bois et aux vents qui creusent l’espace. Moto perpetuo, mais sertis, juste le temps de les apercevoir, de fragments de rêves. Rêves ouverts, déambulant, commencés tristes puis affinant la mélancolie jusqu’à une certaine volupté dans l’Intermezzo, empli d’échos poétiques qui évidement évoquaient déjà Baudelaire, puis une citation du Loup (ponctuations des trombones), une irisation des bois, et languide un long thème étiré qui se dissipe comme une écharpe de nuage.
Finale : accords verticaux rugissants qui font imploser l’orchestre, reprise des éléments de marche avec une allusion à Roussel ; on croit qu’on va à la péroraison en armure, mais non, decrescendo, la tension s’efface, modulation aux violons, ornements métriques aux bois, un rai de soleil chargé d’orage modifie le paysage. Le souvenir de cette modulation survit à travers un nouvel épisode évoquant explicitement Bacchus et Ariane dans deux crescendos enchainés : c’est elle qui va conduire le mouvement à sa coda apaisée, sur une figure hypnotique où s’effeuillera le babil des violons et des bois.
Un chef-d’œuvre, un orchestre d’une poésie irrésistible. Incroyable que son compositeur l’ait quasi renié, alors que toute sa syntaxe s’y trouve, que toutes les couleurs y flamboient. Longtemps je vécus avec ce disque de Jean Martinon repris aujourd’hui dans l’Édition Dutilleux de la Deutsche Grammophon.
Je me prenais à rêver que l’on publiât la captation qu’en avait réalisée Ferenc Fricsay et son orchestre du RIAS Berlin le 14 mai 1954, ou l’écho de la création par Roger Désormière et le National le 7 juin 1951, puis Yan Pascal Tortelier et l’Orchestre Philharmonique de la BBC, dans le cadre de leur anthologie Dutilleux pour Chandos, réglèrent en 1992 la question que ni Baudo, ni Casadesus, ni Barenboim et pas plus la révélation de la création helvétique de l’œuvre par Ernest Ansermet malgré sa prestance, n’avaient su répondre.
Je le croyais du moins jusqu’à il y a quinze jours. En mettant le disque de Ludovic Morlot et de son Seattle Symphony, premier album entièrement consacré à Dutilleux par une phalange américaine, je doutais. Mais après tout l’œuvre avait été commandée par la Fondation Koussevitzky, un français et un orchestre transatlantique y étaient doublement légitimes.
Aux premières mesures je suis saisi par la transparence, la finesse des équilibres, la perfection de la balance et plus encore du tempo, souple, filant. Syntaxe allusive, précision rythmique mais sur les pointes, cela coupe et n’assène pas. Surcroît de mélancolie dans un Intermezzo comme dansé lentement et dans le Finale, enfin l’équilibre introuvable ailleurs entre le torpide et le songe éveillé.
Couleurs précises et évocatrices à la fois, en tout une nuance onirique qui d’ailleurs fait passer de l’endormissement du finale de la Première Symphonie aux murmures de la percussion qui ouvre Tout un monde lointain dans un même souffle. Et là encore, dans la même étoffe de rêves, vision exacte et trouble à la fois où le violoncelle de Xavier Phillips évite de parler trop haut allant loin dans son soliloque partagé, creusant le mystère.
Le disque se referme avec The Shadows of Time, triptyque angoissé se souvenant de la guerre, dont Ludovic Morlot dose l’écriture savante. « Pourquoi nous ? Pourquoi l’étoile ? » pleurent les enfants. Et l’émotion vous saisit. Espérons demain par les même la première intégrale moderne du Loup – on n’a que l’ancien enregistrement de Paul Bonneau avec la formidable didascalie d’Anouilh en exorde – mais aussi Le Double ou Métaboles.
LE DISQUE DU JOUR
DUTILLEUX
Symphonie No. 1
The Shadows of Time
Tout un monde lointain (Concerto pour violoncelle)
Xavier Philips, violoncelle
Seattle Symphony
Ludovic Morlot, direction
1 CD SSM1001
Pour écouter cet album du label du Seattle Symphony sur Qobuz, cliquez-ici !
Pour découvrir la version de Jean Martinon, se référer au coffret « Henri Dutilleux Edition », un coffret de 6 CD Deutsche Grammophon 0075345672
Photo à la une (Ludovic Morlot) : (c) DR
Photo de Jean Martinon : (c) DR