Bruckner fut à la marge du répertoire de Claudio Abbado. Pourtant, jeune homme et alors artiste Decca, il avait consacré en 1969 un de ses premiers disques avec les Wiener Philharmoniker à la méconnue Première Symphonie, lorsque son camarade de chant dans le Wiener Singverein, Zubin Mehta, signait un vrai coup d’éclat avec une Neuvième Symphonie demeurée célèbre.
La révolution Abbado ce fut Mahler, depuis cette première Résurrection en 1965 avec les Wiener Philharmoniker à l’invitation de Karajan, jusqu’aux relectures solaires entreprises dix années durant avec l’Orchestre du Festival de Lucerne. Ironie, ce n’est pas sur l’Abschied du Chant de la Terre que cette baguette s’est posée pour la dernière fois mais sur la Neuvième de Bruckner, celle-là même que le jeune Abbado n’avait osé regarder en face.
Impossible de ne pas s’apercevoir, en écoutant la captation réalisée par Deutsche Grammophon à partir d’un montage entre une session sans public le 21 août et les trois concerts des 23, 24 et 26 août 2013, combien son Bruckner s’est épanoui à l’ombre des ultimes Mahler de Lucerne.
Pour la fluidité du jeu d’un orchestre pensé non plus comme un orgue mais un ensemble de chambre, tout en apartés, en échos, en digressions – la lente divagation harmonique du finale n’aura jamais été aussi somnambulesque, aussi ouverte, vraie musique de l’infini – mais surtout pour l’émotion.
A Vienne, sinon lors de sa gravure princeps de la Première Symphonie, Abbado dirigeait son Bruckner en classique, impeccablement tenu et un peu muet somme toute. A Lucerne tout parle ; comme le montrent les captations des 7e, 5e, et 1ère Symphonies, ce marbre s’anime, ces lignes chantent.
Mais l’ultime Neuvième atteint un degré supplémentaire dans l’émotion ; son verbe tour à tour allusif ou terrorisé – le climax du Finale élargi comme jadis le faisait Furtwängler pour que l’air vous manque – exprime un abandon, une manière de céder qui masque en fait la dernière conquête de ce pianissimo qu’Abbado décrivait, évoquant la coda de la Neuvième de Mahler, comme le son rendu par la neige tombant sur la neige.
On entend ce même « presque rien » dans les ultimes mesures, on sait qu’on est passé de l’autre côté du miroir. Le trouble ne vous quitte plus devant tant de sérénité, d’apesanteur. Et l’on arrête la platine : seul le silence est possible.
LE DISQUE DU JOUR
ANTON BRUCKNER
Symphonie No. 9 (1896)
Orchestre du Festival de Lucerne
Claudio Abbado, direction
1 CD Deutsche Grammophon 4793441
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Photo à la une (Claudio Abbado) : (c) AGF/Rex Features