Qui se souvient des Bartók d’Andor Foldes (ndlr, originellement Andor Földes) ? Deutsche Grammophon avait réédité en série Dokumente un seul CD sélectionnant parmi les 5 microsillons du coffret originel quelques œuvres phares du clavier de Bartók : En plein air, la Sonate, l’Allegro barbaro, la Suite Op. 14, les 5e et 6e livres de Mikrokosmos et basta.
L’art du pianiste hongrois, disparu le 9 février 1992, sombra corps et âme avec lui, ses rares disques ne connurent guère l’honneur du CD hormis quelques pièces brèves dans des anthologies composites. Même ses ultimes enregistrements schubertiens pour EMI furent supprimés des catalogues.
On écoutait donc la célébration panthéiste d’En plein air plutôt en lisant le microsillon qu’en faisant jouer le CD Dokumente au son durci. Mais voila que l’industrieux Cyrus Meher-Homji vient de rééditer dans sa collection Eloquence Australie l’ensemble de l’album en repartant des bandes originales.
Qu’on n’espère pas ici le confort auditif des intégrales de Sandor ou de Kocsis : les gravures sont monophoniques, réalisées en 1954 et 1955, le Steinway réglé court comme le voulait l’artiste, la prise de son sans fard.
Mais tout cela participe d’une lecture à nue, d’une radiographie éclairée des textes. Jamais on n’aura joué Bartók à ce point moderne, jamais son clavier n’aura sonné aussi poétique et aussi désespéré. Foldes prit tout son temps pour graver cette anthologie hors pair, les techniciens l’accompagnèrent plus d’une fois jusque tard dans la nuit, lorsque la qualité de silence recherchée par l’artiste lui permettait de délivrer dans une intimité absolue la furia de l’Allegro barbaro comme les pages les plus raréfiées.
L’essentiel du piano de Bartók y est bien, sinon les Nénies, et le génie de Foldes culmine dans les pages les plus sombres : les deux Élégies, raréfiées jusqu’au fantomatique, sont emblématiques de cet ensemble poussé au noir sur lequel plane l’ombre de la guerre froide. Dans la nuit de la Beethovensaal de Hanovre, Foldes savait qu’il laissait un témoignage essentiel de son art.
En codicille, Cyrus Meher-Homji offre un disque plus rare encore. On se souvient de notre émerveillement lorsqu’on dégota chez un disquaire d’occasion de la 54e rue à Manhattan, non loin d’ailleurs de l’appartement new yorkais de Bartók, un microsillon Decca américain dont on ignorait l’existence. Foldes y jouait un florilège d’œuvres pianistiques de Zoltan Kodály, dont la propre transcription par le pianiste de trois extraits de la Suite d’Hary Janos. Steinway somptueux, clavier-couleurs où Foldes faisait tournoyer les Danses de Marosszek, distillait les atmosphères poétiques de six des Sept pièces Op. 11, musardait avec tendresse dans les Danses enfantines. Aussi solaire que ses Bartók étaient nocturnes.
L’album fut gravé à New York les 2, 4 et 17 juillet 1957. Le voir reparaître est un quasi miracle. Foldes y ajoutait une coda rayonnante à ses disques européens. Le studio d’enregistrement allait l’oublier jusque dans les années quatre vingt, autant d’occasions manquées alors que son art était au sommet. Du moins ici on a quelques un de ses témoignages majeurs scrupuleusement réédités.
LE DISQUE DU JOUR
Béla Bartók (1881-1945)
Pièces pour piano solo : Allegro barbaro, 3 Burlesques, 10 Pièces faciles, 9 Petites Pièces pour piano, En plein air, Suite pour piano Op. 14, Chants de Noël roumains, 3 Rondos sur des airs populaires slovaques, Sonate pour piano, 15 Chants populaires hongrois, Improvisations sur des chants paysans hongrois, 7 Esquisses, 4 Pièces pour piano (Fantasy II), Danses populaires roumaines, 2 Élégies, Pour les enfants, Sonatine, Mikrokosmos (Livres 4 à 6)
Zoltán Kodály (1882-1967)
Pièces pour piano solo : Háry János-Suite (extraits), Danses enfantines (extraits: Nos. 1–5, 7–12), Danses de Marosszék, Sept Pièces, Op. 11 (extraits)
Andor Foldes, piano
2 CD Eloquence Australie (Universal, Deutsche Grammophon) 4807100 et 4807099
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