En faisant le rappel à l’occasion de la parution du disque de Ludovic Morlot des diverses versions de la Première Symphonie d’Henri Dutilleux, on avait la sensation de laisser de coté un enregistrement majeur de cette œuvre qu’on aime tant. Défaillante mémoire, discothèque mal classée.
Et tout à coup, cette nuit, on a retrouvé. Dervaux ! L’éternel oublié des grands chefs français de la seconde moitié du XXe siècle. Un microsillon Véga, où, en 1956, il dirigeait rien moins que l’Orchestre du Théâtre National de l’Opéra. Première de l’œuvre au disque, qui plus est ! Magnifique captation. Cette gravure burinée, pleine de caractère, qui rappelle que Pierre Dervaux mettait à tout ce qu’il touchait un relief saisissant, vaut de l’or. Il donne une telle carrure à la partition du jeune Dutilleux, affirme si haut sa poétique, aidé par la virtuosité de ce qui était alors le meilleur orchestre de France avec lequel Manuel Rosenthal s’apprêtait à enregistrer ses célèbres anthologies Debussy et Ravel, qu’on regrette de ne pas avoir sous sa direction Métaboles ou Le Double.
Le microsillon Véga sonne avec une dynamique incroyable, mais vous n’aurez pas à en rechercher les rares exemplaires encore en circulation sur les sites d’occasions, car Forgotten Records l’a réédité en CD, en conservant toutes les couleurs – les souffleurs de l’Opéra jouaient encore des bois et des vents de facture française à la sonorité si typée – et ne bridant pas l’élan en filtrant. Sur le même disque, le seul enregistrement du Loup, dirigé par Paul Bonneau, avec les didascalies et l’introduction de Jean Anouilh.
Mais Forgotten Records offre quantité d’autres disques de Pierre Dervaux. L’éditeur nous avait envoyé voici trois ans un ensemble de ses parutions, on voulait y consacrer un papier dans Diapason avant qu’un collègue nous brûle la politesse. Disque ou concert, tout y est saisissant.
Si sa légendaire Péri de Dukas a été fugitivement rééditée par EMI, l’autre face de ce microsillon également gravé avec l’Orchestre de l’Opéra le 16 octobre 1957, proposait avant celle de Martinon la version de référence de La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt sinon qu’elle se prive de chœur, mais pas de couleurs qui y semblent jetées à baquets.
Toujours avec l’Orchestre de l’Opéra, un album Wagner éclatant rappelle que Dervaux fut un des piliers de la Grande Boutique au cours des années cinquante et soixante, n’y dirigeant pas que le répertoire français, même si le disque n’a recueilli de son travail que la création du Dialogues des carmélites de Poulenc.
Autres première au disque, celle de la Symphonie de chambre No. 1 d’Arnold Schönberg avec l’Orchestre des Concerts Pasdeloup en juillet 1949 que l’éditeur couple avec une romantique version de la Verklärte Nacht où Kletzki s’enivre des cordes du Philharmonique d’Israël. Un document qui montre à quel point l’écriture de Schönberg pouvait surprendre des formations qui en ignoraient encore presque tout.
Le répertoire encyclopédique de Dervaux et ses qualités de lecteur à vue le destinaient tout naturellement à être un accompagnateur de première force, ce que l’éditeur illustre avec quatre disques. La réédition d’un rare Parlophone de 1957 nous permet de retrouver André Navarra au sommet de son art dans le Concerto de Khatchaturian chanté comme une ballade. Complément étreignant, un des plus expressifs Kol Nidrei qu’on n’ait jamais entendu. Khatchaturian toujours, mais cette fois pour le Concerto pour violon, un Odéon rare d’Henryk Szeryng auquel s’ajoute le Premier de Prokofiev ainsi que sa Symphonie classique, violon-voix toujours aussi prenant jusque parfois dans sa fragilité, tout le contraire de celui de David Oistrakh, qu’on avait entendu pour la première fois aux Concerts Colonne sous la direction de Dervaux dans un intense Concerto de Beethoven. Dervaux et Oïstrakh se vouaient une indéfectible amitié, comme l’illustre le concert donné le 7 mars 1960 au Palais de Chaillot. Le National en grande verve, un Dervaux solaire dans le 3e de Mozart, poète pour le 1e de Prokofiev, narratif et lyrique dans le Tchaïkovski et suivant l’archet impérieux d’Oistrakh dans ses phrasés altiers. Quel élan partagé ! Merveille !
On l’a trop oublié, mais avant que ne survienne la belle gueule de boxeur de Georges Prêtre, le chef préféré de Poulenc fut Pierre Dervaux. C’est lui qui dirigea la version monophonique du Concerto pour deux pianos avec le compositeur et Jacques Février et qui créa la version française du Dialogues des carmélites comme on l’a déjà rappelé.
Forgotten Records a été déniché deux gravures rarissimes : un enregistrement du Concerto pour deux pianos avec les boys que Poulenc adorait : Arthur Whittemore et Jack Lowe. Régal jusque dans les libertés très sentis du Larghetto où les cordes du Philharmonia mettent leur soie, Arthur et Jack se surveillant plus que dans leur gravure princeps avec Mitropoulos. Plus rare encore, le Concerto pour piano avec Annette Haas-Hamburger, étiquette Period, enregistré en 1951, première version de l’œuvre au disque donc, Poulenc en ayant effectué la création européenne avec les déboires que l’on sait le 24 juillet 1950 au Festival d’Aix en Provence sous la direction de Charles Munch.
Qui fut Annette Haas-Hamburger ? La mère de Michel Berger, certes, mais d’abord une concertiste discrète, pur produit de l’école française et donc de Marguerite Long, à la sonorité ample pourtant, copiée sur celle de Poulenc avec lequel elle interprétera parfois le Concerto pour deux pianos. Jeune-fille, elle habitait un étage au dessus du compositeur et l’entendait jouer avec intérêt.
Quelle version, si persifleuse dans son Finale ! Le disque se complète avec un Carnaval des animaux où l’on retrouve Whittemore et Loewe partageant avec appétit les facéties de Dervaux qui y déboutonne le Philharmonia. Panorama passionnant qu’il vous faudra compléter avec la lecture du livre de Gérard Streletski paru en 2002 à L’Archipel, Pierre Dervaux ou le paradoxe du chef d’orchestre.
LES REFERENCES DE CE DOSSIER
– Dutilleux, Le Loup (dir. Paul Bonneau), Symphonie No. 1 – Orchestre du Théâtre National de l’Opéra, Pierre Dervaux – 1 CD Forgotten Records fr580
– Wagner, Ouvertures et extraits symphoniques – Orchestre du Théâtre National de l’Opéra de Paris, Pierre Dervaux – 1 CD Forgotten Records fr448
– Dukas, La Péri / Schmitt, La Tragédie de Salomé – Orchestre du Théâtre National de l’Opéra de Paris, Pierre Dervaux – 1 CD Forgotten Records fr410
– Schönberg, Verlärte Nacht (dir. Paul Kletzki), Symphonie de chambre No. 1 – Orchestre des Concerts Pasdeloup, Pierre Dervaux – 1 CD Forgotten Records fr493
– Khatchaturian, Concerto pour violoncelle / Bruch, Kol Nidrei – André Navarra, Orchestre de la Société des Concerts Colonne, Pierre Dervaux – 1 CD Forgotten Records fr446
– Khatchaturian, Concerto pour violon / Prokofiev, Concerto pour violon No. 1, Symphonie No. 1, Op. 25 « Classique » – Henryk Szeryng, Orchestre de l’Association des Concerts Colonne, Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, Pierre Dervaux – 1 CD Forgotten Records fr576
– Mozart, Concerto No. 3 / Prokofiev, Concerto No. 1 / Tchaikovsky, Concerto en ré majeur – David Oistrakh, Orchestre National de la Radiodiffusion Française, Pierre Dervaux – 1 CD Forgotten Records fr557
– Poulenc, Concerto pour piano, Concerto pour deux pianos / Saint-Saëns, Le Carnaval des animaux – Annette Haas-Hamburger, Arthur Whittemore, Jack Lowe – Philharmonia Orchestra, Orchestre de l’Association des Concerts Pasdeloup, Pierre Dervaux – 1 CD Forgotten Records fr554
A LIRE
Gérard Streletski, Pierre Dervaux ou le Paradoxe du chef d’orchestre, Editions de l’Archipel.
On peut se procurer les disques édités par Forgotten Records en se rendant sur le site du label : http//www.forgottenrecords.com
Photo à la une : (c) DR