Troisième pianiste de notre session automnale à Neumarkt in der Oberpfalz : Schubert par la pianiste chinoise Ran Jia. Peu connue en France, pianiste à la technique superlative – elle est allée aux États-Unis étudier auprès de Gary Graffman, au Curtis Institute, après ses études au Conservatoire de Shangaï – cette jeune femme de vingt-trois ans est surtout une musicienne d’une grande finesse et d’une élégance incomparable. Pour ces deux jours, William Grant Naboré (de l’Académie Internationale de Piano de Côme) se joignait à Artalinna, et assurait la direction artistique de l’enregistrement.
Ran et William ont travaillé intensément, au piano, avant d’enregistrer pour les micros les deux Sonates de Schubert prévus au programme, les fameuses D. 664 et D. 960 – déjà réunies en son temps par l’immense Wilhelm Kempff au sein d’un même microsillon publié chez Deutsche Grammophon (1967).
Manière de travailler chez Ran Jia et Naboré en tous points différente des deux jours précédents avec François Dumont : minimum de prises, et de reprises, comme s’il fallait faire à tout prix surgir l’essentiel, la quintessence de l’univers schubertien, que logiquement, la répétition obstinée d’un plus bref moment, pendant un temps long, ne pourrait faire éclore. En définitive, le projet final sera proche d’une prestation de concert, en studio – un peu à la manière d’un Vestard Shimkus pour son album Rachmaninov, réalisé en février dernier, ici à Neumarkt, où le pianiste letton travaillait longtemps avant de passer au stade même de l’enregistrement, comme pour atteindre une concentration et une expressivité maximales.
Il y a quelques années, Ran Jia avait ébloui le public du Festival de la Ruhr par un concert-schubertiade réunissant les Sonates D. 958 & 959. La bande de ce concert avait été publiée par le magazine FonoForum, et on la trouve aujourd’hui aisément sur Spotify. La jeune femme était âgée de dix-sept ans.
Éblouissant comme elle se coule avec naturel et élégance dans le monde de Schubert, et un objet de fascination pour moi : le mouvement de la Sonate D. 959 où elle parvient à une variété d’attaques, de phrasés, bref, de nuances expressives totalement confondante. Balancement idéal d’accents, de couleurs, d’égalité dans la main gauche. On y sent en quelques secondes une science assez incomparable des registres. L’ajout d’une voix supérieure, merveilleusement phrasée, ne troublera jamais ici cette tranquillité apparente, qui distille en réalité déjà, par sa nudité absolue, une forme de résignation tragique explosant quelques secondes plus tard. Puis vient la partie centrale, somptueuse de sonorité, jamais agressive, mais d’une violence qui aura rarement été aussi rentrée, dite de l’intérieur. Ce mouvement ne perdra jamais, non plus, son caractère recitativo. Prodigieux.
Lors de la session, Ran Jia a témoigné de toutes ces qualités, plus approfondies encore, aidée par la présence avisée de William Grant Naboré. Dans le mouvement lent de la D. 960, elle retrouvait semblable art de la diction et de la registration, ce qui donne aux espaces schubertiens tendant à l’immobilité une envergure mémorable, exempte de toute forme d’ostentation. Tout dans la discrétion et l’élégance. Dans l’immense premier mouvement, elle déploie un naturel expressif proprement stupéfiant, témoignant d’une intensité d’ailleurs souvent supérieure, à chaque prise, dans la reprise de la première partie. C’est finalement à un véritable voyage intérieur, évolutif, que Ran Jia semble vouloir nous convier. Bref, voici un Schubert raffiné, puissant, intimiste, lyrique et (pianistiquement enchanteur), qui nous est promis pour bientôt… On a hâte, particulièrement, de s’y remettre.
Photo à la une : (c) Pierre-Yves Lascar – La pianiste Ran Jia lors des sessions à Neumarkt in der Oberpfalz, les 5 et 6 novembre 2014