Au cours du XXe siècle, l’interprétation de la musique de Johann Sebastian Bach, comme celle de ses contemporains et prédécesseurs les plus illustres (Georg Friedrich Haendel, Jean-Philippe Rameau, Claudio Monteverdi, Heinrich Schütz, etc…), connut une révolution essentielle. L’histoire du label allemand Deutsche Grammophon, au même titre que celle des plus prestigieux labels déjà actifs dans les années 1950, témoigne de cette métamorphose du goût, de l’écoute.
Dès l’après-guerre, la direction de la Deutsche Grammophon Gesellschaft eut l’intuition que les périodes préclassiques exigèrent une attention particulière en termes de direction artistique, de soin éditorial. Ainsi créèrent-ils en 1948 une marque spécifique, Archiv Produktion, un nouveau label dédié aux répertoires anciens, du chant grégorien à l’École de Mannheim voire l’École de Vienne – Haydn, Mozart essentiellement, et aussi Beethoven. Cette collection innovante devait également favoriser la promotion des recherches (musicologiques) les plus sérieuses en matière de documentation historique et d’interprétation de la musique du XVIIIe siècle et des siècles antérieurs.
Archiv Produktion, cependant, ne soutint pas immédiatement le mouvement, alors en herbe, qui prêchait en faveur d’une plus grande fidélité à l’instrumentarium « originel », en dépit de quelques collaborations dans le milieu des années 1960 avec Nikolaus Harnoncourt et son Concentus Musicus Wien – extraordinaire album dédié à Biber et Muffat !
Les directeurs artistiques d’Archiv Produktion eurent peut-être l’impression que ce mouvement, balbutiant, mené « tambour battant » par Harnoncourt, Leonhardt, Brüggen, ou Jaap Schröder, n’était pas encore arrivé à maturité, ou que la réputation d’excellence d’ores et déjà établie pour la Deutsche Grammophon empêchait un engagement fort en faveur de ces interprètes que l’on ne pensait pas – initialement , à l’époque – tout à fait sérieux. Plus largement, la politique artistique générale de Deutsche Grammophon (la maison mère donc), et ses artistes, soit des personnalités aussi fortes que Karl Böhm, Herbert von Karajan, Ferenc Fricsay, Wilhelm Kempff ou Fischer-Dieskau, ancrées dans une certaine tradition, aurait-elle freiné le désir d’expansion de leur nouvelle étiquette ?
En tous cas, dès la fin des années cinquante, d’autres labels récemment créés ont certainement osé un positionnement plus marqué, en concurrençant directement, d’une certaine manière, la série Archiv Produktion – Das Alte Werk, deutsche harmonia mundi, Seon, harmonia mundi France, etc. Archiv Produktion se rattraperait dès le milieu des années 1970, en initiant des collaborations très fructueuses avec des artistes aussi majeurs que Kenneth Gilbert, Trevor Pinnock, John Eliot Gardiner, Reinhard Goebel et le Musica Antiqua Köln, et plein d’autres encore.
Figure de référence du XVIIIe siècle, l’œuvre de J. S. Bach était un terrain d’expérimentation et de recherche naturellement majeur pour ces nouveaux courants interprétatifs. Elle avait donc occupé, en partie aussi, les premiers temps d’Archiv, à travers des enregistrements aujourd’hui méconnus, et en réalité essentiels, ceux de Fritz Lehmann par exemple. Né à Mannheim en 1904, ce chef allemand s’était engagé dans l’enregistrement de Cantates et des grands opus choraux de Bach, répartissant son travail entre les labels American Decca et Archiv Produktion. Pour les allemands, il grave par exemple les Cantates Nos. 4 (31 juillet 1950), 189 (3 août 1951), 170 (24-26 octobre 1951, avec Elisabeth Höngen), ainsi que les Nos. 1, 19, 21, 30, 79 & 105 entre le 9 et 13 juin 1952. Trois ans plus tard, les 3-10 août 1955, il commence, de l’Oratorio de Noël, un enregistrement qu’il ne terminera pas en raison de sa mort soudaine, le 30 mars 1956 (1).
Aujourd’hui trop rares, les enregistrements Bach de Fritz Lehmann composent en réalité un ensemble majeur. Ils témoignent d’une intelligence rare des partitions : respiration lumineuse, pulsation rythmique profondément naturelle, un rien stricte parfois, mais coulée dans un élan et une ardeur sans comparaison à l’époque. Lehmann rappelle en bien des points les visions postérieures d’un Harnoncourt ou plus encore la tranquillité rayonnante d’un Leonhardt.
Figure majeure de son époque, Lehmann s’immergeait volontiers dans la musique du XVIIIe siècle avec une exigence et une dévotion de tous les instants. Événement important, il avait par exemple re-créé le Tolomeo de Haendel le 19 juin 1938 à Göttingen. Pour la musique de Bach, Archiv se devait d’accueillir dans son écurie un chef au regard si aiguisé, et dans son catalogue des interprétations au ton si vivant, si souple dans l’expression, presque à contre-courant – en fait le fruit d’une tradition vivace en Saxe depuis longtemps.
Dans les mêmes années, 1949-1953, la direction artistique d’Archiv regarde aussi vers Bâle, et documente le travail pionnier d’August Wenzinger, re-découvreur actif de la viole de gambe, et professeur de référence pour Jordi Savall quelques années plus tard. Wenzinger enregistre alors pour Archiv les Concertos brandebourgeois de Bach (et en 55, il grave aussi le premier enregistrement studio de L’Orfeo de Monteverdi).
Dès ses premiers mois d’activité, Deutsche Grammophon accueille aussi parmi les artistes Archiv l’un des grands organistes d’Outre-Rhin, Helmut Walcha. Ils débutent alors une riche collaboration dont J. S. Bach deviendra le ciment. Enregistré le 6 octobre 1948 sur l’orgue Ahrendt de l’église St. Jacobi de Lübeck (exploité plusieurs années plus tard pour de nombreux disques par le jeune Koopman), un premier microsillon, comprenant notamment quelques Chorals de l’Orgelbüchlein, est publié sous étiquette Archiv. C’est le début d’une intégrale de tout ce qui était alors connu de l’œuvre pour orgue du Cantor de Leipzig, par Helmut Walcha, achevée en 1952 : la première de toute l’histoire phonographique. Un exploit que le label jaune rééditera, cette fois-ci sous étiquette Deutsche Grammophon, à l’époque de la stéréophonie, entre 1956 et 1971.(2)
Deutsche Grammophon, pour Archiv Produktion, recherche en réalité des personnalités incontestables de la scène musicale. Ils débutent aussi une heureuse collaboration avec Ralph Kirkpatrick, qui enregistre pour les Allemands de nombreuses œuvres de Bach (cf. coffret Complete Bach Recordings from the 50s), jusqu’à l’intégralité du Clavier Bien Tempéré entre mai et octobre 1962 – les deux Livres.
D’une certaine manière, Helmut Walcha, Ralph Kirkpatrick ou Fritz Lehmann symbolisent alors pour les équipes de la Deutsche Grammophon Gesellschaft l’interprétation « moderne » de la musique de J. S. Bach. Il ne faut pas non plus oublier le Français Pierre Fournier, qui, entre 1961 et 1963, au faîte de sa gloire, fera ses 6 Suites pour violoncelle seul – une interprétation qui reste au panthéon de la discographie depuis cinquante-cinq années, et sortie originellement sous étiquette Archiv.
(1) Grâce soit rendue à Deutsche Grammophon de nous rendre dans de bonnes conditions l’intégralité des enregistrements consacrés à J. S. Bach par Fritz Lehmann, à la fois chez Archiv, et chez American Decca. Pour American Decca, Lehmann grava aussi les Cantates Nos. 56, 82 (31 juillet 1950), 53, 200 (3 août 1951). Pour des labels indépendants, Lehmann a enregistré aussi les deux Passions, et la Messe en si mineur.
(2) Helmut Walcha a enregistré aussi de nombreux disques de clavecin de l’oeuvre du Cantor, pour le label allemand Electrola (Le Clavier bien Tempéré, Partitas, Inventions & Sinfonias, etc.), assez souvent réédités au Japon, plus rarement en Europe.
Photo à la une : (c) DR – Fritz Lehmann répète des Cantates de Bach à la Johanniskirche, de Göttingen, en octobre 1950.