Voici peu, Piotr Kaminski m’alertait sur un Deuxième Concerto de Brahms joué par Claudio Arrau à Moscou. Hors ce pianiste a souvent laissé Piotr de marbre, d’où mon étonnement. Il fallait donc que je retrouve mes microsillons Melodiya, mais un détour dans la cdthèque m’évitât cette expédition. L’Infatigable M. Doremi avait remis tout cela en galettes argentées, et fort bien.
Voila, 31 mai 1968. Apparemment, la vraie révolution était plutôt à Moscou qu’à Paris : Arrau dépave la Place Rouge et tire dans la Grande Salle du Conservatoire des bordées d’octaves sidérantes. Rozhdestvensky cabre son orchestre, les timbres sont prodigieusement exotiques, du vibrato du cor de l’Introduction à ces flûtes qu’on croirait en bouleau, en passant par un quatuor immense, minéral. Tout l’œuvre est emportée avec une violence, un sens de l’épique, un lyrisme qui en font un opéra.
Clouant, presque plus que le Premier Concerto qui ouvrait la soirée – oui, avec Arrau, c’était souvent les deux Concertos de Brahms ou rien – péremptoire, abrupt, où les doigts suprêmement incarnés n’ont pas encore la folie qui va s’emparer d’eux après l’entracte. Mais enfin, le maelström du premier mouvement est anthologique, tout comme le geste cataclysmique de Rozhdestvensky.
L’éditeur ajoute deux Sonates de Beethoven (13 et 26) captées lors d’un récital donné le même mois à Moscou, et là encore, libéré par la présence du public russe, et probablement aussi car il se sait un peu loin des circuits officiels, Arrau empoigne son clavier et joue avec un lyrisme débridé.
On continue sur le même rayon, et l’on tire une autre version live des Concertos de Brahms selon Claudio Arrau. Orchestre Symphonique de la NDR de Hambourg, Hans Schmidt-Isserstedt, avril 1966 pour le Premier, mai 1963 pour le Second.
Direction hautaine, tenue, impérieuse, construite d’après le quatuor comme faisait toujours Schmidt-Isserstedt, qui équilibre le discours entre rayonnement et mystère. Les tempos larges conduisent Arrau à un murmure, une réflexion, une intériorité du son qui vont très loin dans la poésie, la sorte de renoncement du Maestoso. Et le ton serein, le chant hors du temps de l’Adagio sont sans concurrence. Final tenu, élégant, assez aristo aussi car Schmidt-Isserstedt le veut ainsi. Le Deuxième sera uniment lyrique, plein d’apartés, d’interrogations, un sfumato général partagé entre le clavier – souvent allégé et l’orchestre : l’automne même.
Mais devoir se résoudre à penser qu’à Moscou et à Hambourg le même pianiste joue ces mêmes concertos en les envisageant de points de vue si différents laisse songeur. Pour Arrau, toute œuvre avait plusieurs visages, et aussi pensées, abouties que furent ses conceptions, elles demeurèrent multiples, ouvertes. Sacrée leçon.
LE DISQUE DU JOUR
Johannes Brahms (1833-1897)
Concerto pour piano No. 1
en ré mineur, Op. 15
Concerto pour piano No. 2
en si bémol majeur, Op. 83
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate No. 13 en mi b majeur, Op. 27 No. 1 “Quasi una fantasia”
Sonate No. 26 en mi bémol majeur, Op. 81° “Les Adieux”
Claudio Arrau, piano
Orchestre Symphonique de la Radio-Télévision d’URSS
Gennadi Rojdestvenski, direction
Un double album du label Doremi DHR-7890/1
Johannes Brahms
Concerto pour piano No. 1 en ré mineur, Op. 15
Concerto pour piano No. 2 en si bémol majeur, Op. 83
Claudio Arrau, piano
NDR-Sinfonieorchester, Hamburg
Hans Schmidt-Isserstedt, direction
Un double album du label EMI/NDR-Klassik EMI 72435628482
Photo à la une : (c) 1974 Allan Warren