Karajan l’avait voulue expressément pour Brünnhilde dans ses Walküre prestes et alertes comme jamais depuis celles de Clemens Krauss. La Maréchale aura été, du MET à Covent Garden, l’un de ses personnages fétiches ; cette voix du soleil était douée pour l’allemand ; son soprano si long, si plein, prenait toutes ses couleurs dans la langue de Goethe.
Voilà qu’enfin Decca dans ses contestables Most Wanted Recitals (contestable car parfois sous prétexte de raretés, l’éditeur n’hésite pas à nous refourguer des rossignols ou des improbabilités), nous rend le versant germanique de son disque avec John Wustman. Les Mary Stuart de Schumann sont passés à l’histoire. Diction impérieuse, peine des mots, et dans la douleur, cette réserve qui est vraiment d’une reine. Écoutez comment Crespin mêle chant et récitatif dans Abschied von der Welt.
Ce sont pourtant les six Wolf qui me laissent sans voix, si précis, si sentis, si soupesés et dans le plus secret pianissimo pourtant toujours chantés sostenuto. Et mutine dans Der Gärtner, je ne vous dis pas. On croirait qu’elle se prend pour Elisabeth Schumann, la coquine. Merveille de double sens, avec le soupir érotique qu’il y faut, Anakreons Grab n’est pas si loin du souffle humide qu’y mettait Schwarzkopf, par ailleurs un de ses Wolf absolus.
Le reste est connu : Les Chansons de Bilitis qui sont exactement à la fois précieuses et dévoyées comme les avait écrites Pierre Louÿs, et avec le déploiement mesuré mais impressionnant qu’un grand soprano de théâtre peut y mettre. Les Poulenc sont à tomber, j’ai bien usé six éditions du microsillon à force de me repasser Hôtel, et même clopé pour la première fois à cause d’Apollinaire. L’émotion de « C » ! Et l’abattage de Fêtes galantes ! Si le cœur ne vous défaille, si la tête ne vous tourne, je ne peux rien pour vous.
Bonus, le versant italien, Tacea la note au pianissimo magique, leçon de legato dans Desdémone, et deux modèle de style chez Boito et Mascagni.
« Most Wanted Recital » ? Cette fois-ci, ok !
LE DISQUE DU JOUR
Robert Schumann (1810-1856)
Gedichte der Königin Maria Stuart, Op. 135
Hugo Wolf (1860-1903)
In der Frühe, Der Gärtner, Das verlassene Mägdlein (extrait des « Mörike-Lieder »), Ich hab in Penna einen Liebsten (extrait de l' »Italienisches Liederbuch »), Anakreons Grab (extrait des « Goethe-Lieder »), Verschwiegene Liebe (extrait des « Eichendorff-Lieder »)
Claude Debussy (1862-1918)
Mélodies : Chansons de Bilitis, d’après Pierre Louÿs (La Flûte de Pan, La Chevelure, Le Tombeau des naïades)
Francis Poulenc (1899-1963)
Mélodies : Chanson d’Orkenise, Hôtel, La Courte Paille (Le Carafon, La Reine de cœur), Chansons villageoises (Les gars qui vont à la fête), Deux Poèmes de Louis Aragon
Arrigo Boito (1842-1918)
L’altra notte in fondo al mare (extrait de « Mefistofele »)
Pietro Mascagni (1863-1945)
Voi lo sapete o mamma (extrait de « Cavalleria rusticana »)
Giuseppe Verdi (1813-1901)
Tacea la notte (extrait de « Il Trovatore »)
Mia madre aveva … Piangea cantando … Ave Maria (extrait d' »Otello »)
Régine Crespin, soprano
John Wustman, piano
Orchestra of the Royal Opera House, Covent Garden
Edward Downes, direction
Un album du label Decca 4804148 (Collection “Most Wanted Recital”)
Photo à la une : (c) DR