Voici peu Michel Stockhem rappelait qu’il avait suggéré à Severin von Eckardstein d’enregistrer les cinq transcriptions que réalisa Louis Brassin d’après Der Ring des Niebelungen. Finalement, revenu à son premier label, MDG, et au fameux Steinway grand modèle de 1901 qui fait la fierté (justifiée) de la maison, von Eckardstein les enregistrait en ouverture d’un disque entier de transcriptions augmenté d’une pièce de Sidney Corbett, évoquant le tombeau de Kundry, commande du pianiste.
Le disque fut capté en 2012, passa inaperçu en France. Je l’ai ressorti de mes rayons lorsque m’est parvenu un autre disque tout piano consacré à Wagner par Vestard Shimkus. Mais revenons à Louis Brassin. Né à Aix-la-Chapelle le 24 juin 1840, élève de Moscheles à Leipzig où son père, baryton fameux s’était installé, ce virtuose hors pair s’éteindra prématurément le 17 mai 1884 à Saint-Pétersbourg : quarante-trois ans. Il avait eu le temps d’enseigner son art à quelques élèves russes, dont Vassily Sapelnikoff qui fit tourner la tête au tout Londres musical des années 1910.
La première fois que je fus confronté aux transcriptions wagnériennes – je devrais plutôt écrire à l’orchestre-piano inventé par Brassin – , fut lorsque Michael Ponti m’amena des partitions pour l’enregistrement de son double CD Wagner au piano que nous avions programmé chez Dante.
Parmi les classiques Tausig, très courus et seulement illustratifs, Ponti avait sélectionné une re-visitation géniale – la Marche funèbre de Siegfried selon Ferruccio Busoni – et une transcription magique du Feuerzauber des Walküre signée Louis Brassin. Y avait-il d’autres relectures de la même plume ? Ponti répondit évasivement, grava celle-ci, mais aussi le Busoni, et voua l’essentiel du reste de son programme aux décalques de Tausig. Personne n’est parfait. Contrit et contraint, j’écrivais le texte de la pochette en louant Tausig et en minimisant Brassin, tout en jurant que l’on ne m’y reprendrait plus.
Mais voilà que Severin von Eckardstein grave les cinq pièces dans l’ordre du récit de La Tétralogie. L’Entrée au Walhalla soulève un orchestre entier et demande une éloquence insensée, les trois extraits de La Walkyrie sont d’un brio pianistique incroyable et capturent voix et orchestre dans une étoffe chatoyante. Et les Murmures de la forêt, emmenés presto par Eckardstein sont simplement miraculeux d’imagination, allant du ravissement au giocoso.
Après le brasier de la Chevauchée selon Brassin, revenir à Tausig, c’est quitter le Walhalla pour entrer au salon. Heureusement, Eckardstein n’a pas commis l’erreur de les faire comparaître l’une en face de l’autre, mais poursuit plutôt dans le récit de La Tétralogie avec la Marche funèbre du Götterdämmerung, transformé en vision fantasmagorique par Busoni. Génial, et aussi à cause du piano ample, aux registres si variés, dont Eckardstein joue avec art. Et quel sens de la diction !
Mais ce n’est pas tout : les deux moments orchestraux de Parsifal – la Verwandlungsmusik et le Karfreitagzauber – revisité par August Stradal sont tout aussi éloquents. Deux voyages en Cornouailles referment cet album de sorcier : le Prélude de Tristan selon Zoltán Kocsis, étude de couleurs et d’intensités, et la Mort d’Isolde, parée d’or et d’argent par Moritz Moszkowski. Chapeau bas.
Severin von Eckarstein enregistrait son disque en 2012 ; la même année Vestard Shimkus réalisait sa propre transcription de la Mort d’Isolde où le trille lisztien devient un cri dans la nuit, mélange de terreur et d’émotion. Et il osait graver la scène lyrique sans voix que Glenn Gould avait déduite de Siegfried-Idyll, en la parant de divagations harmoniques straussiennes, merveille que le pianiste letton revisite avec une ardeur et une imagination qui forcent l’admiration.
Le Spinnerlied du Fliegende Holländer (Le Vaisseau fantôme) ré-imaginé par Liszt, et pourtant assez fidèle à l’orignal, évite l’étude de virtuosité pour composer un tableau vivant, et Shimkus ajoute le grand opus destiné au piano par Wagner, la Fantaisie Op. 3 de 1831. Deux années avant Les Fées, Wagner commence à être Wagner, ce que le chromatisme de la Fantaisie confesse.
Ces deux albums complémentaires ont rejoint dans ma discothèque celui, tout aussi irrésistible, que Cyprien Katsaris consacrait à des partitions rares : pas de Tausig, mais les propres transcriptions de l’Ouverture de Tannhäuser et du Prélude de Tristan par Wagner, la Trauermarsch selon Busoni, les Réminiscences des Meistersinger signées Joachim Raff, la rencontre Siegmund-Siegliende ré-imaginée du clavier par Joseph Rubinstein – qui se suicida suite à la dépression qui l’affectait depuis la mort de Wagner – mais aussi le Liebesgesang de Siegmund selon Rupp, et … la Chevauchée et le Feuerzauber de Louis Brassin. Disque flamboyant, intitulé Wagneriana, enregistré en 1994. Cyprien Katsaris une fois de plus avait précédé tout ses confrères, et avec quel panache !!
LE DISQUE DU JOUR
Richard Wagner (1813-1883)
Arrangements pour piano de Brassin, Busoni, Stradal, Corbett, Kocsis, Moskowski
Severin
von Eckardstein,
piano
Un album du label MDG 9041805-6
Richard Wagner
Wagneriana
Arrangements et transcriptions pour piano de von Büllow, Brassin, Busoni, Raff, Rupp
Cyprien Katsaris, piano
Un album du label Sony Classical SK58973
Richard Wagner
Fantaisie pour piano en fa dièse mineur, Op. 3, WWV 22
Mort d’Isolde, extrait de « Tristan und Isolde » (arr. Shimkus, 2012)
Spinnerlied, extrait du “Vaisseau fantôme” (transcription : Franz Liszt)
Siegfried Idyll, WWV 103 (transcription : Glenn Gould, 1973)
Vestard Shimkus, piano
Un album du label ARS-Produktion 38123
Photo à la une : (c) DR – Portrait de Richard Wagner à son piano, par Rudolf Eichstaedt