Le génie Schuricht

Martha Schuricht nous a quittés le 21 mai 2011. Je garde le souvenir de rencontres lumineuses en compagnie de François Hudry dans son appartement de St. Légier, de son rire, de ses attentions toutes de délicatesse. Elle avait eu le temps de se réjouir devant le retour des disques de Carl en format CD.

Plusieurs labels indépendants, Archiphon, Lys, republiaient qui des bandes de concerts, qui des gravures réalisées à l’époque du 78 tours. EMI refourbissait l’intégrale des Symphonies de Beethoven, et les incomparables enregistrements avec les Wiener Philharmoniker des 8e et 9e de Bruckner, aériennes, jamais autant vêtues de lumière.

Mais une part de l’héritage artistique de Carl Schuricht lui tenait particulièrement à cœur : les heures de musique engrangées avec l’Orchestre Symphonique de la Radio de Stuttgart de 1950 à mars 1966, presque au seuil de la disparition de son mari qui s’éteindra le 7 janvier 1967 à Vevey.

En 2004, Hänssler Classic éditait un abondant coffret de 20 CD, complétés d’un DVD, où l’on pouvait voir Schuricht diriger quasiment mesure à mesure la Suite de L’Oiseau de feu. Document prodigieux montrant et la battue claire et l’œil perçant. Somme considérable, toujours disponible, allant de Mozart à Richard Strauss, rendant compte du répertoire très large que Schuricht avait conservé après la guerre – et qui était encore plus étendu dans sa jeunesse : il dirigea même A Mass of Life de Delius !

Mais les aficionados avaient pointé des manques : il y avait encore de quoi remplir dix autres CD. Les voici, dix ans plus tard, complétant parfaitement le premier volume et ne proposant entre l’un et l’autre coffret aucun doublon d’œuvres, mais assemblant parfois des intégrales : les quatre Symphonies de Brahms y sont enfin. Bandes originales, splendides captations de radio souvent proches de la perfection technique, alors réservée à l’industrie discographique, travail de remasterisation intelligent qui garde les dynamiques originelles : l’art de Schuricht y est si vivant qu’on ne peut s’empêcher de crier au génie.

Car enfin, dans une Allemagne qui allait sacrer Herbert von Karajan empereur absolu de son renouveau artistique, Carl Schuricht rappelait qu’au sein même de la tradition germanique, il restait un incurable moderniste. On ne trouvera pas ici le moindre pathos, la moindre trace d’une allégeance à l’esprit post-romantique.

Portrait-CarlSchurichtAuFauteuil (c) Isabelle Ehly
Portrait de Carl Schuricht à son fauteuil, par Isabelle Ehly – Photo : (c) DR

Comme Karl Böhm, Schuricht préférait les traits nets, les rythmes nerveux, pointés – écoutez le Finale de la Troisième de Schumann ! – l’alacrité. Pas un gramme de graisse, mais du nerf, de l’espace aussi, qui rappelle à quel point il savait régler de la plus subtile façon la balance d’un orchestre jusque dans une œuvre aussi touffue que la Sinfonia Domestica, dont le charivari final a ici un élan insensé !

Moderniste, oui, et côté direction d’orchestre plus proche de l’esthétique de Toscanini ou d’Erich Kleiber que celle de Furtwängler. Schuricht n’est pas un chef métaphysique, et il met dans son cœur de répertoire, le romantisme germanique, une lumière ultramontaine, une suractivité, qui, plus d’une fois, donnent le tournis.

Avec cela un sens du récit clouant, cette façon unique de faire parler l’orchestre, de le sculpter dans le plus infime détail sans jamais perdre le rythme, cet allégement de la battue, toujours vers le haut, ce sens d’un certain brio, mon Dieu mais bien sûr : c’est Carlos Kleiber avant l’heure !

La somme assemblée des deux coffrets est un prodigieux voyage, une sorte d’élixir contre l’hiver, et sa devise tiendrait dans l’incroyable Rhapsodie pour contralto, chœur d’hommes et orchestre (Op. 53) de Brahms que Schuricht enlève d’un pas alerte, y guidant Lucretia West qui cherche aussi la lumière.

Consolation divine d’un artiste chez qui la dimension spirituelle ne s’encombra jamais des pesanteurs de la tradition, ni d’aucun culte. Schuricht tel qu’en lui-même, solaire. Irrésistible, jusque dans les répétitions du Finale de la 2e Symphonie de Brahms.

LE DISQUE DU JOUR

cover schuricht coffret 1 haenssler
Carl Schuricht Collection, Vol. 1
Historical Recordings – 1950-1966, Vol. 1
Œuvres de Beethoven, Brahms, Bruch, Bruckner, Grieg, Haydn,
Mahler, Mendelssohn, Mozart,
Pfitzner, Reger, Reznicek, Schumann, Strauss, Volkmann, Wagner

cover schuricht coffret 2 haenssler
Carl Schuricht Collection, Vol. 2
Historical Recordings – 1950-1966, Vol. 2
Œuvres de Beethoven, Blacher, Brahms, Debussy, Liszt, Oboussier,
G. Raphael, Reger, Reznicek,
Schubert, Schumann, Strauss,
Tchaïkovski, Wagner, Weber, Wolf

Radio-Sinfonieorchester Stuttgart
Carl Schuricht, direction

Un coffret de 10 CD Haenssler Classics 93.292

Photo à la une : (c) DR