Yevgueni Sudbin poursuit son voyage chez Medtner : 3e Concerto, commencé en 1940, dans un Londres dévasté par le Blitz – l’œuvre en porte l’empreinte ; elle sera achevée en 1943 et créée le 19 avril 1944 à l’Albert Hall par le compositeur sous la direction de Sir Adrian Boult.
Brusques retournements d’humeur, atmosphère sombre, écriture abondante en notes – pour le pianiste d’abord – mais elliptique pour le sens et dont l’écriture est ponctuée de formules interrogatives et de trilles énigmatiques qui sont autant de souvenirs de Scriabine. Jusque-là, deux enregistrements dominaient, celui du compositeur avec le Philharmonia Orchestra et Issay Dobrowen, sombre, intense, porté par le souvenir encore proche de la guerre (il fut enregistré en 1947), et celui tout en lumière de Tatiana Nikolayeva sous la direction narrative de Evgeny Svetlanov.
Il faudra désormais compter avec celui de Yevgueni Sudbin, d’autant qu’il a cette fois trouvé des partenaires à la hauteur de son propos en l’Orchestre Philharmonique de Bergen et Andrew Litton. Medtner a sous-titré son concerto « Ballade ». En fait, l’œuvre se coule dans la veine des Skazki, ces Contes de la Vieille Russie, qui alimentent l’imagination du piano de Medtner et lui permettent, à partir de motifs combinés, des divagations chromatiques qui complexifient peu à peu la structure du discours.
Cette manière parvient à son acmé dans le Troisième Concerto, où l’orchestre autant que le soliste concourent à l’élaboration du récit. En cela, cette partition est plutôt une symphonie avec piano qu’un concerto, et la réussite de son interprétation réside dans la conscience d’un discours non plus partagé mais commun. Ce que commence le piano, l’orchestre le prolonge et parfois le piano n’est plus qu’un instrument de l’orchestre alors que quelques mesures plus tard, il reprend son propre chant individuel.
Le partage entre la direction ample, souple et précise d’Andrew Litton et le clavier de Yevgeny Sudbin, imaginatif, raffinant le spectre sombre, est idéal. La variété du jeu du soliste, ce vocabulaire dont la colonne vertébrale est constitué par l’ornement en diminution, le trille, l’arpège, la magie sonore d’un clavier très divers qui retrace toute la complexité d’espaces-temps différents mais simultanés, retrouve la virtuosité sans ostentation du compositeur et ses tempos. Sudbin a écouté Medtner : la logique des articulations, comme la scansion qui anime le bref Interludium, le prouvent.
Couplage évident avec le Concerto de Scriabine (1896), œuvre d’un jeune homme de vingt-quatre ans qui partage avec l’univers de Medtner un goût de la divagation harmonique, du motif envoûtant, de la complexité rythmique.
Rapprocher ces deux compositeurs éclaire leurs nombreuses parentés stylistiques, leurs grammaires si proches, d’autant que Yevgeni Sudbin le joue preste et en clavier léger, raffinant les effets d’échos, et rendant les mélodies fluides.
Ce clavier magique, plein mais altier, donne des ailes à une partition trop souvent affadie. On ne l’avait plus entendue aussi éloquente depuis l’enregistrement que lui avait consacré jadis le jeune Dimitri Bashkirov. Kirill Kondrachine lui donnait le juste tempo, exactement celui choisi par Andrew Litton aujourd’hui pour Yevgeny Sudbin.
LE DISQUE DU JOUR
Nikolai Medtner (1879-1951)
Concerto pour piano No. 3 en mi mineur,
Op. 60 « Ballade »
Alexandre Scriabine (1872-1915)
Concerto pour piano
en fa dièse mineur,
Op. 20
Yevgeny Sudbin, piano
Orchestre Philharmonique de Bergen
Andrew Litton, direction
Un album du label BIS 2088
Photo à la une : (c) DR