Visions secrètes

C’est peu que de rappeler à quel point Anna Gourari est une artiste singulière. Je l’ai découverte non pas au concert, mais au cinéma. Elle jouait, dans Invincible de Werner Herzog, le rôle de Marta Farrar, la maîtresse d’Hannussen et pianiste assujettie à son pouvoir d’hypnotiseur. Sa Sonate « Pathétique » de Beethoven m’avait immédiatement tiré l’oreille.

Ce son plein et pourtant ailé, ces harmoniques profondes, ce toucher sans dureté étaient d’une vraie musicienne. J’ai depuis collectionné ses disques, des premiers Koch Schwann aux albums Berlin Classics en passant par les deux fugitifs CD parus chez Decca. Voici son second programme pour son nouvel éditeur, ECM New Series. Objet central de ce récital enregistré sur un somptueux Steinway réglé avec précision et capté dans l’acoustique parfaite du Reitstadel de Neumarkt in der Oberpfalz, le cycle des Visions fugitives qui nomme le disque.

Cet ensemble de vingt aphorismes pianistiques terminé par le jeune Prokofiev (26 ans) en 1917 avait trouvé une interprète de haut vol en Yekaterina Novitskaya, pianiste rare au studio qui avait gravé pour Melodiya en 1969 un plein disque Prokofiev où elle ajoutait les Sarcasmes et la 5e Sonate. Piano percussion alerte, plein de traits piquants, avec une sonorité acide, lecture volontiers ironique qui tirait les Visions vers le ton des Sarcasmes. Depuis, Matti Raekallio pour Ondine et Eteri Andjaparidze pour Naxos, en avaient délivré des lectures pleines d’imagination et de poésie.

S’il est vrai que les couplages déterminent parfois le ton d’un disque, c’est le cas ici. A son interprétation intime des Visions fugitives, Anna Gourari ajoute comme en postlude le Conte de fées Op. 26 No. 3 de Medtner. Plus rien de grinçant dans ses Visions, mais une suite de nocturnes qui tend à l’onirisme dans le « Con una dolce lentezza », où les échos d’une valse se dispersent dans l’éther. Lorsque l’étrange se manifeste, c’est Scriabine – auteur fétiche d’Anna Gourari – qui transparaît en filigrane : phrasés énigmatiques, harmonies incertaines, clavier embrumé, le rêve flirte avec le cauchemar. J’écoute en boucle le cycle depuis trois jours, j’y alterne Novitskaya et Gourari, je suis toujours incapable de préférer l’une à l’autre. Le Conte de fées en fa mineur est irréel de délicatesse, et j’ose espérer qu’elle persévérera chez Medtner.

Pour conclure, retour à la Troisième Sonate de Chopin, sujet principal jadis de son premier disque (1988) pour Koch Schwann où elle l’assortissait d’un ensemble de Mazurkas. Les tempos ont pris de l’ampleur, la sonorité est toujours aussi somptueusement ombrée, la logique de la construction imparable jusque dans le Largo, et la beauté de ce cantabile sostenuto trouve d’évidence le cœur de la pensée musicale de Chopin.

LE DISQUE DU JOUR

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Sergei Prokofiev
(1891-1953)
Visions fugitives, Op. 22 (Intégrale)
Nicolas Medtner (1880-1951)
Conte de fées en fa mineur, Op. 26 No. 3 (extrait des 4 Skazki)
Frédéric Chopin (1810-1849)
Sonate pour piano No. 3 en si mineur, Op. 58

Anna Gourari, piano

Un album du label ECM New Series 4811157

Photo à la une : (c) Frank Eidel