1913–1923, dix années pour mettre en musique le texte fleuve que Claudel déduisit de L’Orestie d’Eschyle. Assurément le sommet de leur collaboration, loin devant Christophe Colomb mais d’abord l’œuvre absolue de Milhaud où le compositeur fit entrer toutes les visées modernistes de son art.
Car on oublie trop souvent que Milhaud fut un avant-gardiste, préférant le cantonner aux pages brillantes piquées de musiques latino américaines – Saudades do Brasil, Le Bœuf sur le toit – où faisant la part belle à sa Provence natale, comme Le Carnaval d’Aix.
Quant au Milhaud moderniste, on l’expédie en pestant contre sa polytonalité. Hors, L’Orestie d’Eschyle présente de nombreux exemples de polytonalités justifiés par la juxtaposition des différents chœurs, Milhaud y distribuant une sensation d’espaces sonores multidimensionnels qui transcende son recours un rien systématique à cette technique comme il l’appliqua dans ses quatuors ou ses symphonies.
Dans L’Orestie, comme dans L’Homme et son désir, le langage abrasif de Milhaud trouve sa justification, dramatique comme esthétique, ce geste musical devient enfin un geste théâtral : il s’incarne.
Si l’on ajoute que ces plus de deux grandes heures de musique sont traversées par un souffle épique clouant demandant des moyens considérables, on s’expliquera mieux que l’œuvre dans sa totalité soit jusqu’à aujourd’hui demeurée ignorée au disque.
Seul Les Choéphores connut deux gravures fulgurantes. Au temps de la monophonie celle d’Igor Markevitch (1957) révélait l’âpreté de l’œuvre avec une incandescente Claude Nollier en récitante, alors que dans une stéréophonie révélatrice, Leonard Bernstein (1961) en captait enfin la complexité de texture et l’ampleur du déploiement sonore : les sections récitées où la Choéphore pleure Agamemnon déployaient leur formidable arsenal percussif et laissaient sans voix.
Pour le reste de la trilogie – L’Agamemnon, conçu comme un prélude à l’ensemble était initialement une musique de scène commandée par Cocteau et dont l’exécution devait prendre place après la mort du roi ; Les Choéphores, puis les trois actes des Euménides que Madeleine Milhaud devait présenter comme un opéra à part entière, n’hésitant pas à les mettre en scène – on ne disposait que d’un fragment de L’Orestie gravé au 78 tours par Claire Croiza et les forces musicales d’Anvers dirigées par Louis de Vocht ainsi que d’une exécution radiophonique des deux premiers actes des Euménides où Pierre Michel Leconte dirigeait un ensemble immense de chœurs et de musiciens dont se dégageaient La Pythie et L’Athéna de Jacqueline Brumaire et où Michèle Vilma est demeurée impérissable par son incarnation du fantôme de Clytemnestre.
En définitive, la première version au complet de L’Orestie d’Eschyle nous vient des États-Unis, et on la doit à la sollicitude de William Bolcom, qui forma son art de compositeur auprès de Milhaud. Dès le premier CD posé dans ma platine, j’ai compris qu’enfin le chef-d’œuvre était révélé.
Car les forces immenses assemblées par l’Université du Michigan, emmenées par Kenneth Kiesler, rendent la partition dans toutes ses complexités, et la déroulent d’un souffle, au point qu’il m’a été impossible d’en arrêter le cours.
Le français des solistes – celui de la récitante comme des chanteurs – est soigné, avec une mention spéciale à la Clytemnestre de Lori Phillips et à L’Athéna de Brenda Rae. Vous devez connaître cette interprétation sombre et flamboyante, elle vous offre l’œuvre absolue de son compositeur.
LE DISQUE DU JOUR
Darius Milhaud (1892-1974)
L’Orestie, d’après Eschyle
Solistes, Chœurs et Orchestre de l’Université du Michigan
Kenneth Kiesler, direction
Un coffret-album de 3CD du label Naxos 8660349-51
Photo à la une : (c) DR