Les cinq années du magister de Jean Martinon à la tête de l’Orchestre Symphonique de Chicago ont suffisamment été décrites comme un échec personnel pour que je n’y revienne pas ici ; après tout, John Barbirolli endura la même incompétence de la critique durant son expérience new-yorkaise.
RCA regroupe enfin le legs discographique que le chef français engrangea à l’Orchestra Hall ou au Medinah Temple. Les archives de l’orchestre conservent également quantité de documents très partiellement édités qui mériteraient une publication exhaustive, notre appréciation du répertoire de Martinon en serait radicalement modifiée.
A Chicago, Jean Martinon, sans oublier le répertoire français auquel ses éditeurs successifs voulurent, avec son accord, le réduire, fit entrer au répertoire de l’orchestre Nielsen, Martin, Varèse et bien des œuvres du XXe siècle, Nobilissima visione d’Hindemith, la 7e Symphonie de Peter Mennin en attestent ici, tout un pan de la musique symphonique délaissé par Fritz Reiner. La critique lui reprocha d’ailleurs assez son goût pour les modernes.
C’était dénier à Martinon son statut de compositeur que les musiciens de l’orchestre célébrèrent en lui commandant pour son cinquante-cinquième anniversaire ce qui deviendra sa 4e Symphonie, son Op. 53 sous titré « Altitudes ». Ils tinrent à l’enregistrer et pour la seconde face du microsillon, Martinon choisit de graver la 7e Symphonie de Peter Mennin (1923-1983) : Carl Fisher venait tout juste d’en éditer la partition que l’Orchestre de Cleveland et George Szell avaient créée en 1963, quatre années auparavant. Martinon fut sensible au principe de variations qui régit la partition, et le trouva accordé au propos de sa propre symphonie.
Altitudes n’est d’ailleurs pas sans rapport, ses aplats bruts alternant avec des espaces de rêves sonores que n’eut pas démenti Henri Dutilleux, avec la musique de certains symphonistes américains, Carl Ruggles, Charles Ives et justement Peter Mennin. Devant l’éloquence de cette langue orchestrale si achevée, si personnelle, je me prends à espérer que toutes les œuvres de Martinon, de la Symphoniette de 1936 au Concerto pour flûte de 1971 en passant par Hécube, Le Lys de Saron, les Concertos pour violon et alto et les Symphonies, soient enregistrées : on découvrirait un compositeur majeur du XXe siècle et de quoi couper court aux jugements de ceux qui ne voient en Martinon qu’un artiste de seconde importance, reléguant le chef loin derrière ses pairs, ce que l’examen de sa discographie et la hauteur de son art infirment, et du même geste ignorant totalement le créateur.
Martinon, lui, ne dédaigna jamais la musique de son temps : il créera à Radio France les Gurrelieder de Schönberg, défendra la Lulu Suite de Berg, et à Chicago, dévoilera le tumulte d’Arcana, ultima verba du grand orchestre symphonique selon Varèse. C’est la gravure maîtresse de cet ensemble, et pour moi le trésor oublié de l’œuvre discographique de Martinon : dix huit minutes de radicalité où les musiciens du CSO s’engagent avec une flamme inextinguible. Après cela, écrire que cet orchestre et ce chef ne s’entendaient pas relève de l’imbécilité.
La 4e Symphonie de Nielsen, fulgurante et abrupte est envisagée elle aussi comme une partition radicale, ce qui n’empêche pas Martinon de dévoiler avec une poésie de conteur le mirage impressionniste de l’Ouverture « Helios ». Quel dommage qu’il n’ait rien gravé de Sibelius ! Sa lecture au cordeau de la Symphonie pour sept instruments à vent de Frank Martin fait arme égale avec les enregistrements d’Ansermet et de Chailly, orchestre à cordes ample, vents minéraux, percussions-couleurs, toujours un modèle, jamais une copie.
Pour Nobilissima Visione, Martinon ose un lyrisme que seul Furtwängler, son idole de jeunesse, y avait mis, la rectitude polyphonique en plus – le compositeur est toujours aux aguets derrière le chef. Habillement, il démarque sa lecture de la Suite du Mandarin merveilleux du mètre-étalon qu’en avait posé Fritz Reiner avec le même orchestre : moins implacable mais plus sauvage, avec un quatuor jamais abandonné à la machine de guerre des cuivres, de la terreur à l’état pur.
Les compositeurs français ne sont pas oubliés : des Ravel sublimes d’élégance et de mordant – au sommet la Deuxième Suite de Daphnis et Chloé – montrent à quel point il aura modelé la sonorité du CSO ; mais il sait aussi profiter de leur profondeur harmonique pour donner une lecture assez différente de la Seconde Suite de Bacchus et Ariane, plus sombre, plus minérale que celles gravée avec Lamoureux ou le National. Autre sommet, l’ensemble Bizet, Symphonie en ut pleine d’élan, Suites de L’Arlésienne artistement paysagées, à quoi s’ajoute le tumulte de l’Ouverture du Roi d’Ys de Lalo. Dommage qu’il n’ait pas gravé l’opéra.
Côté allemand, de précieux extraits du Songe mendelssohnien et les accompagnements narratifs des Concertos de Weber pour Benny Goodman, font regretter qu’aucune des symphonies de Brahms qu’il dirigea à Chicago n’ait été immortalisée par le disque.
A cette somme impeccable et parfois frustrante, l’éditeur ajoute le Second Concerto de Robert Casadesus avec le compositeur au piano. L’occasion de prendre la mesure qui sépare le talent du concertiste devenu compositeur à celui du créateur Martinon. Comme à son habitude, l’éditeur propose des remasterings exemplaires de présence déduits des bandes originales et soigne l’objet : reproduction des pochettes des microsillons et texte de présentation pertinent.
Postlude : les festivités Martinon ne sont pas closes ! L’INA publie sous peu un coffret de 8CD consacré à l’Orchestre National de France, nul doute que l’art de celui qui fut son directeur musical de 1968 à 1973 y sera illustré. Et Warner annonce la parution d’un fort coffret regroupant, à l’exception des intégrales Debussy, Saint-Saëns et Ravel, les gravures EMI et Erato, les assortissant de quelques inédits …
LE DISQUE DU JOUR
Jean Martinon
Chicago Symphony Orchestra – The Complete Recordings (RCA)
Œuvres de Béla Bartók, Georges Bizet, Paul Hindemith, Édouard Lalo, Frank Martin, Jean Martinon, Jules Massenet, Felix Mendelssohn, Peter Mennin, Carl Nielsen, Maurice Ravel, Albert Roussel, Edgard Varèse, Carl Maria von Weber
Chicago Symphony Orchestra
Jean Martinon, direction
Un coffret de 10 CD du label RCA 88443062752
Photo à la une : (c) DR