Un jour que je discutais à bâtons rompus avec Alexandre Tansman, je lui demandais quel pianiste il affectionnait tout particulièrement. « Lazare-Lévy » me répondit-il du tac au tac. Son épouse Colette Cras, la fille du compositeur Jean Cras, avait été son élève au Conservatoire de Paris dans les années vingt. Vladimir Jankélévitch, qui était assis dans le canapé, dit assez haut : « Il jouait Bach et Mozart comme personne », et Tansman malicieusement d’ajouter : « Tu oublies Fauré ! ». Ce moment jusque-là enfoui dans ma mémoire me revient en écoutant L’Entretien des Muses qui ouvre l’album que lui consacre aujourd’hui Meloclassic. Des archives disparates provenant des Radios suisse, polonaise ou française, collection de merveilles.
La beauté du toucher d’abord, alerte mais rond, en timbres pleins mais qui ne pèse pas, fluide, avec une couleur un rien ombrée, qui laisse voir dans la lumière même de Mozart sa nostalgie. Plus d’une fois, je pense à Marcelle Meyer, dans le Rameau, où les dix doigts chantent, dans la Sonate KV 330 où tout l’art mozartien me semble résumé par l’absence d’ostentation, de volonté même : simplement laisser chanter la musique.
Le fini de la réalisation est sidérant, j’ai bien le sentiment que le piano si parfait et si élégant de Solomon s’est en effet formé ici. Entendre Lazare-Lévy concerter tendrement avec ses amis souffleurs dans le Quintette KV 452 – au diable ceux qui tanceront ces bois verts mais si typés – montre que la musique lui était un partage, comme lorsqu’il accompagne George Jouatte dans le Clair de lune de Fauré, de son piano-mandoline où semble passer le souvenir de son maître Louis Diemer.
La discrétion de ses phrasés dans les Variations de Franck, et la poésie de sa sonorité me remboursent des quelques mesures qui en manquent. Surprise divine exhumé de Radio Lausanne, les Impresiones intimas de Mompou dans leur édition originale de 1914, aux couleurs subtiles, aux atmosphères prégnantes : Lazare-Lévy aimait la musique espagnole, et fut après Blanche Selva un des champions du Premier cahier d’Ibéria. L’univers un rien énigmatique de Mompou, ce Balthus en musique, lui va comme un gant.
Admirable hommage, assorti d’un texte pertinent et documenté signé Frédéric Gaussin, qui réhabilite cet artiste majeur, en tous points l’anti-Cortot : l’homme échappa de justesse à la chiourme nazi, contrairement à la plus grande part de sa famille. Lazare-Lévy goûtait peu le disque, presque rien de son art n’y a été capté (quelques Sonates de Mozart, quelques 78 tours épars), ce qui rend cet album d’autant plus précieux.
LE DISQUE DU JOUR
Jean-Philippe Rameau (1683-1764)
L’Entretien des muses
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonate pour piano No. 10 en ut majeur, KV330
Quintette pour piano et vents en mi bémol majeur, KV452
Federico Mompou (1893-1987)
Impresiones intimas (Impressions intimes)
César Franck (1822-1890)
Prélude, Fugue & Variations (arr. Bauer)
Gabriel Fauré (1845-1924)
Clair de lune
Lazare-Lévy, piano
Pierre Pierlot, hautbois (Mozart, KV 452)
Ulysse Delécluse, clarinette (Mozart, KV 452)
Gilbert Coursier, cor (Mozart, KV 452)
Fernand Oubradous, basson (Mozart, KV 452)
George Jouatte, ténor (Fauré)
Orchestre National
Tony Aubin, direction
Un album du label Meloclassic MC 1025
Photo à la une : (c) DR