Charles Adler est passé à la postérité avec sa gravure viennoise de la 3e Symphonie de Gustav Mahler, toujours regardée comme une référence malgré un orchestre parfois en délicatesse avec la justesse, où officiait une Hilde Rössel-Majdan mystérieuse. La direction expressionniste et nerveuse d’Adler collait parfaitement à l’esthétique du compositeur. Depuis, le CD a retrouvé ses enregistrements de la 6e Symphonie, de l’Adagio et du Purgatorio de la 10e et y ajouté une version en concert de la 2e Symphonie. On sait moins que ce chef fulgurant fut également un pionnier de Bruckner, ce que vient me rappeler le coffret de cinq CD publié par Music & Arts, reprenant les gravures SPA et Unicorn.
Il faut oublier la Première Messe, fervente mais dépareillée par un chœur éprouvé (l’éditeur omet de nommer les quatre solistes, Patricia Brinton, Sonia Dracksler, merveilleuse mezzo viennoise trop oubliée, William Blankenship et Frederick Guthrie) et regretter que la Première Symphonie, admirablement élancée, dessinée avec une vigueur incroyable, souffre d’une captation sèche et d’un orchestre parfois exsangue.
Ce n’était que la seconde version de l’œuvre au disque, et pour le style un modèle. Mais la 3e Symphonie, aux suspensions mystérieuses, aux accents héroïques, et la 6e, ardente, fulgurante, transcendent les conditions techniques comme les moyens des Wiener Symphoniker : l’inspiration à l’état pur.
Avec la 9e Symphonie, donnée dans l’édition Löwe, Adler construit un pont entre l’univers ultime de Bruckner et celui de Gustav Mahler. Les idées abondent, le Scherzo est ironique comme un rondo mahlérien, et le Finale se pare de teintes et d’accents fantastiques. Après le vaste climax, tendu à rompre, Adler précipite ses musiciens dans la coda par une attaque strepitoso des violons, effet clouant. Les dernières pages seront lunaires, musique allant vers le silence exactement comme fit Mahler dans les ultimes mesure de sa 9e Symphonie : décidément, quel dommage qu’Adler n’ait pas enregistré également le testament de Mahler.
Bémol, les éditions choisies. Adler ne disposait pas de textes critiques, mais il n’hésite pas ça et là à corriger, à donner sinon sa version du moins sa lecture rectifiée. Ensemble remarquable, à la fois fragile et impérieux, essentiel à tout brucknérien.
Les éditions, voilà bien ce qui sépare le Bruckner de Charles Adler de celui de Georg Tintner. Treize ans après les gravures pionnières de son aîné de vingt-huit ans, Tintner impose lors d’un enregistrement pour la BBC avec l’Orchestre Symphonique de Londres, la version originale de la 5e Symphonie.
L’œuvre est enregistrée d’une traite le 21 septembre 1969. On ne jouait guère Bruckner alors en Angleterre, malgré les efforts d’Otto Klemperer et de Jascha Horenstein, et quoi qu’il en soit pas du tout les versions originales de ses symphonies. La stupeur des musiciens du LSO découvrant le visage originel de la 5e Symphonie fut telle que Tintner obtint de la BBC des séances de répétition supplémentaires : littéralement, il fallait que l’orchestre réapprenne l’œuvre.
Le résultat est transcendant, l’ampleur des tempos, les phrasés longs, toujours sostenuto même dans les pianissimos les plus impondérables, le ton fervent et tendu qu’y infuse le chef viennois – il ne faut pas oublier que Tintner est né à Vienne en 1917, fut membre des Wiener Sängerknaben, chanta les Messes de Bruckner sous la direction de Franz Schalk – nous révèle une version majeure de l’œuvre et tout à la fois un acte de pionnier.
Georg Tintner poursuivra dans cette voix, renonçant à sa carrière de chef lyrique – il avait remporté un beau succès en dirigeant à Londres la Zauberflöte – et quittant l’Angleterre pour la Nouvelle-Zélande, où il se consacrera à la divulgation des versions originales de toutes les symphonies de Bruckner. Ce travail de dévot sera documenté en une intégrale publiée par Naxos et enregistrée tardivement à la fin de son existence, alors qu’il luttait contre un cancer qui le conduira à se suicider en sautant dans le vide le 2 octobre 1999. A cinquante deux ans, il possédait déjà une connaissance intime de la plus radicale des symphonies de son compositeur fétiche, et ce qu’il en donnait à entendre est demeuré aussi singulier que novateur.
LE DISQUE DU JOUR
Charles Adler conducts
Anton Bruckner (1824-1896)
Messe No. 1, Ouverture en fa mineur, Symphonie No. 1
en ut mineur, A77
Symphonie No. 3 en ré mineur, WAB103 « Wagner-Sinfonie »
Symphonie No. 6 en la majeur, WAB106
Symphonie No. 9 en ré mineur, WAB109
Patricia Brinton, soprano
Sonia Dracksler, contralto
William Blankenship, ténor
Frederick Guthrie, basse
Chœur et Orchestre Symphonique de Vienne
Charles Adler, direction
Un coffret de 5 CD du label Music & Arts CD 1283
Anton Bruckner
Symphonie No. 5 en si bémol majeur, WAB105
London Symphony Orchestra
Georg Tintner, direction
Un album du label Testament SBT 1502
Photo à la une : Le chef d’orchestre autrichien Georg Tintner – Photo : (c) DR