Quel destin musical pour le Polyeucte de Corneille ! Donizetti s’en était emparé à la suggestion d’Adolphe Nourrit : le ténor se rêvait dans le rôle-titre. Mais ce Poliuto fut interdit par la censure italienne. Donizetti remania l’ouvrage pour Paris, le mettant aux proportions, et dans le ton du Grand Opéra qui régnait alors en France.
Il ajoutait tout simplement un des chefs-d’œuvre du genre, bouclant une trilogie à la thématique fortement religieuse initiée par La Juive d’Halévy, poursuivi par Meyerbeer avec Les Huguenots. A Paris, l’influence de la curie Romaine n’existait simplement pas, et les guerres de religions avaient battu toute censure religieuse en brèche.
Libre pour le sens, mais contraint par les canons d’un style bien déterminé, Donizetti inventa un nouveau chef-d’œuvre, disparu avec l’Empire, puis masqué au XXe siècle par le retour en grâce de Poliuto, ressuscité avec flamme par Maria Callas et Franco Corelli.
Il fallait probablement la conjonction de l’infatigable travail d’Opera Rara sur le compositeur de Bergame et une actualité où se bousculent les célébrations du génocide arménien et les massacres des chrétiens d’Orient pour que ces Martyrs reparaissent dans toute leur modernité. Car l’ouvrage dépasse les canons du Grand Opéra pour s’inscrire dans l’histoire de l’opéra tout court.
On prend la mesure de cette partition d’abord par le rôle taillé sur mesure pour Adolphe Nourrit : ce Polyeucte est héroïque à souhait et Michael Spyres y brille de mille feux : timbre héroïque, style trempé, français exemplaire, ah voila enfin le ténor qui manquait à tout un pan de notre répertoire, et je rêve déjà de l’entendre se saisir de l’Enée des Troyens.
En face de tant d’art, la Pauline de Joyce El-Khoury ne le cède en rien pour l’art, au point que j’oublie très rapidement son timbre vieilli. Peu importe, elle est le personnage et elle le chante avec une culture vocale sciante. Tout les comprimari soignent leur diction et incarnent leurs rôles avec panache, avec une mention spéciale pour le Félix mordant de l’excellent Brindley Sherratt. Mark Elder dirige avec flamme et style, adoptant les principes d’une exécution historiquement informée.
L’éditeur a abandonné ses forts coffrets si luxueux mais nous offre toujours un livret aussi soigné qu’abondant : cent-cinquante pages qui vous diront tout de l’importance d’une telle résurrection.
LE DISQUE DU JOUR
Gaetano Donizetti (1797-1848)
Les Martyrs
Michael Spyres, ténor (Polyeucte)
Joyce El-Khoury, soprano (Pauline)
David Kempster, baryton (Sévère)
Brindley Sherratt, basse (Félix)
Clive Bayley, basse (Callisthènes)
Wynne Evans, ténor (Néarque)
Opera Rara Chorus
Orchestra of the Age of Enlightenment
Mark Elder, direction
Un coffret de 3 CD du label Opera Rara ORC 52
Photo à la une : (c) DR