Comme ce son est beau. Ran Jia pourrait jouer n’importe quoi qu’elle m’entraînerait dans la douceur profonde de son univers, mais voilà qu’elle joue en plus Schubert !
Le trille qui ouvre la Sonate en si bémol en a fait trembler plus d’un : c’est commencer à nu sur un élément de syntaxe clé du classicisme viennois triomphant. Beethoven signe son piano d’un trille comme Schubert lui-même s’y essaye dans son ultime sonate. Et son trille n’a rien à faire avec le trille beethovénien. Les pianistes souvent ne savent quoi en faire, Kempff résolut le problème en y mettant une lumière secrète, Lazar Berman ou Stephen Bishop Kovacevich le creusait comme une menace, Ran Jia le lie dans la ligne – plus tard elle le fera rugir, musique avec l’idée du silence avant le silence – et elle ne s’appesantit pas, Schubert coule de source.
Sur ce chemin ailé, un clavier qui nuance sans perdre la ligne et dispose sans ostentation d’une variété de vocabulaire que peu de pianistes peuvent convertir si aisément dans la fluidité du discours. Secret, une main gauche fabuleuse qui révèle la polyphonie.
Miracle du disque, l’Andante sostenuto de la si bémol, dont l’équilibre entre le motif de barcarolle et le thème de lied reste quasiment introuvable – Nikolayeva et Berman y excellaient, suspendant l’espace-temps. Ran Jia ne suspend rien, elle avance dans le thème, et dans les césures montre qu’elle avance, mais la surprise vient d’ailleurs, dans le creusement du son, dans la profondeur d’une main gauche hypnose.
Goût de la surprise, si la D. 960 est dégagée de tout enjeu dramatique, musique résolument passée de l’autre coté du miroir, Ran Jia donne à la petite la majeur une ampleur dramatique d’abord en respectant toutes les reprises. Le thème initial dès la première modulation introduite à la main gauche se tend, intranquille, et le second thème beau mais un rien inquiet indique bien que cette fois, la sonate échappera au salon où tant de pianistes l’auront confinée.
L’orage central du premier mouvement est une vision noire et un coup de génie pianistique, où le crescendo est suggéré de manière à ne pas saturer le clavier : l’ombre de la rafale, plus impressionnante que ne le sera jamais la rafale. Jadis Glenn Gould faisait pareil dans l’orage de la Pastorale. Et tout le reste de la Sonate – le Leiermann esseulé de l’Andante, le Musensohn frondeur du Finale – est de la même eau, inventif, différent de tout ce qu’on y avait entendu auparavant.
Vite, une suite.
LE DISQUE DU JOUR
Franz Schubert (1797-1827)
Sonate pour piano No. 21
en si bémol majeur, D. 960
Sonate pour piano No. 13
en la majeur, D. 664
Ran Jia, piano
Un album du label Artalinna ATL-A010
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Photo à la une : (c) DR