Étrange, il semble bien que j’ai laissé passé en 2008 l’intégrale du piano de Ravel qu’Artur Pizarro grava entre Lisbonne et Bristol sur deux pianos différents : Jeux d’eau, Gaspard de la nuit, la Sérénade grotesque, les Miroirs et une stupéfiante version très orchestrale de La Valse sont dépareillés par un Steinway Hambourg un rien sourd.
Les grands moyens pianistiques de Pizarro s’y trouvent comme engoncés, et il ne parvient pas à déployer toutes les couleurs naturelles de son jeu virtuose. Dommage car son Gaspard de la nuit vampirique promet beaucoup, alors que les Miroirs ne tiennent pas dans un clavier si gris. Seule La Valse éclate le cadre, somptueuse et fatale, quitte à pousser l’instrument au-delà de ses moyens.
Tout cela laisse une impression d’imperfection que la prise de son très grand hall n’arrange pas. Quel dommage ! D’autant que deux années plus tard, dans l’acoustique intime de St. Georges à Bristol, le pianiste portugais va beaucoup plus loin dans la poétique ravélienne, porté par un grand Blüthner de concert somptueux, au médium mordoré, aux aigus diaprés, aux basses d’orgues.
Immédiatement, le pianiste trouve l’instrument, le son se modèle, et l’esprit inquiet du compositeur apparaît. Le petit Prélude est comme un remord, le Menuet sur le nom de Haydn un tombeau poétique, la Sonatine un véritable automne. Grand style dans le Menuet antique et dans tout Le Tombeau de Couperin, joués sur le fil, sans maniérisme, chantant très libre mais sans artifice. Le Menuet antique chorégraphié aurait bien mieux trouvé sa place ici en postlude au Tombeau qu’avant des Valses nobles et sentimentales admirables d’élan et de reflux, subtilement réglées, effacées dans un inquiétant entre chien et loup. Et quelle tendresse dans À la manière de Chabrier ! Décidément, il faudrait que Pizarro refasse la première partie de son intégrale sur ce Blüthner !
Carlo Grante a choisi un Bösendorfer pour sa première incursion chez Ravel, gracieusement prêté par Paul Badura-Skoda. Clavier un peu lourd, medium guère sonore, prise de son courte, tout cela s’annonce mal, d’autant que Grante ouvre son disque par les Miroirs, mon opus favori du piano de Ravel avec des Noctuelles de peu de son et de beaucoup de geste.
Le texte n’y est pas absolument, les traits sont esquissés, le mystère qui doit naître de la précision s’échappe. Et mon attention aussi. Gaspard de la nuit devient un prétexte à virtuosité, mais Grante, s’y lâchant, n’y produit que des effets de manche et perd la tension. Une Pavane pour une infante défunte très alanguie comme justement Ravel ne la voulait pas, achève ce coup d’épée dans l’eau. Gageons que Carlo Grante reviendra à Ravel dans de meilleurs jours.
LE DISQUE DU JOUR
Maurice Ravel (1875-1937)
L’Œuvre pour piano (Intégrale)
Jeux d’eau, Gaspard de la nuit, Miroirs, La Valse, Prélude, Menuet sur le nom de Haydn, Sonatine, Menuet antique, Valses nobles et sentimentales, À la manière de Borodine, À la manière de Chabrier, Pavane pour une infante défunte, Le Tombeau de Couperin
Artur Pizarro, piano
Un album du label Linn Echo BKC 523
Acheter le Vol. 1 et le Vol. 2 sur le site du label Linn Records
Acheter le double CD sur Amazon.fr
Maurice Ravel
Miroirs
Gaspard de la nuit
Pavane pour une infante défunte
Carlo Grante, piano
Un album du label Music and Arts CD1289
Acheter l’album sur le site du label Music & Arts, sur le site www.clicmusique.com, ou sur Amazon.fr – Télécharger l’album en haute qualité sonore sur Qobuz.com
Photo à la une : Le pianiste Artur Pizarro © DR