L’Histoire est connue : les spectateurs de l’Académie Royale de Musique firent le 26 avril 1784 un triomphe à ces Danaïdes, certains que son auteur n’était autre que Gluck, revenu chercher de nouveaux triomphes à Paris pour faire oublier l’échec d’Écho et Narcisse.
Lorsque l’on sut que Salieri avait écrit la musique sur un livret destiné initialement au Chevalier, le succès ne se démentit pas : Hypermnestre et Lyncée avaient conquis Paris. Presque quarante ans plus tard, Berlioz succombait à « la Pompe, l’éclat du spectacle, la masse harmonieuse de l’orchestre et des chœurs » : l’ouvrage de Salieri s’était maintenu au répertoire, la Salle Le Peletier l’entendra souvent, Spontini y ayant ajouté des ballets pour le conformer au goût de l’opéra romantique naissant.
Mais l’oubli vint pourtant, jusqu’à ce que Montserrat Caballé se brûle à Hypermnestre lors d’un concert inoubliable à Perugia en 1983. Au disque, Gianluigi Gelmetti réunissait une distribution pour la scène de l’Opéra de Stuttgart où brillait Margaret Marshall au sommet de son art belcantiste. Mais ces Danaïdes retrouvées peinaient encore sous les oripeaux de l’orchestre moderne et s’encombraient de certains ajouts signés Paër ou Berton.
Voilà enfin que Christophe Rousset nous donne Les Danaïdes dans leurs vraies vêtures et dans leur langue si saisissante. Depuis sa Médée de Cherubini à La Monnaie, la direction du chef français a atteint une autre dimension, comme si la confrontation avec le néo-classicisme affermissait son vocabulaire, aiguisait son style : et soudain, ce chef-d’œuvre coulé dans le style de Gluck prend un visage ardent, véritable tempête de sons dont les scènes chorales grandioses emportent tout sur leur passage : on comprend mieux l’enthousiasme de Berlioz, « l’effet explosif de cette expérience » comme il le confesse et dont La Prise de Troie se souviendra.
Distribution parfaite – Philippe Talbot est formidable dans les récitatifs, idéal de tendresse et d’intensité dans les duos, Judith van Wanroïj donne à Hypermnestre un caractère tranchant, et ne craint pas ses tessitures mortelles, Tassis Christoyannis modèle les phrases avec un art qui rend justice aux tourments de Danaüs. Comme d’habitude avec les publications du Palazzetto, cette résurrection s’accompagne d’un travail éditorial de premier rang, les deux CD sont encartés dans un livre-disque admirablement ouvragé.
Et voilà que Christophe Rousset fait le grand écart ! Sortant d’un opéra qui doit tant à Gluck, le voici chez Rameau. L’expérience radicale de son Zoroastre à Drottningholm dans la régie inspirée de Pierre Audi porte ses fruits dix ans plus tard : ce Zaïs flamboyant inaugurerait-il au disque une exploration aussi abondante que celle dévolue à Lully par Rousset ? On l’espère, tant la réussite est totale.
Pour Zaïs, je vivais comme tout un chacun avec l’enregistrement princeps de Gustav Leonhardt. Passée l’Ouverture sculptée par des ciseaux d’airain – un chaos que seul celui des Éléments de Rebel surpasse – qui stupéfiât toute ma génération, il faut bien avouer que même tenu d’une main de fer par Leonhardt, l’enregistrement souffrait, hors le Zaïs de John Elwes d’une distribution incertaine au français plus d’une fois exotique malgré les surveillances.
Rousset ne reproduit pas l’effet d’orchestre de l’Ouverture comme il le donnait à plein dans son disque d’Ouvertures ramistes pour L’Oiseau-Lyre, il la lie naturellement à l’action dramatique qui suivra par-delà le prologue. Son orchestre profus et acéré guide les divertissements avec esprit, ses couleurs variées illustrent la rencontre voulue par Cahusac et Rameau entre la mythologie orientale et la « pastorale héroïque » – c’est ainsi que l’ouvrage est nommé -, et partout le chef porte des chanteurs impeccablement distribués.
J’ai beau gardé une tendresse pour John Elwes, Julian Prégardien l’égale au moins pour la vaillance, le surpasse pour les mots, Sandrine Piau déploie un soprano de plus en plus conquérant, Zélidie pourtant fragile de sentiments, Aimery Lefèvre et Benoit Arnould incarnent les clefs de fa avec un aplomb stupéfiant, le tout est emmené prestement, mais ce qui me laisse sans voix est d’abord l’orchestre de Rousset, d’une projection formidable. Puisse-t-il le confronter à ce point de non retour que sont Les Boréades ! Édition soignée en un disque-livre illustré par des reproductions de la partition annotée par Rameau.
LE DISQUE DU JOUR
Antonio Salieri
(1750-1825)
Les Danaïdes
Judith van Wanroij, soprano (Hypermnestre)
Philippe Talbot, ténor (Lyncée)
Tassis Christoyannis,
baryton (Danaüs)
Katia Velletaz,
soprano (Plancippe)
Thomas Dolié, baryton (Pélagus)
Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles
Les Talens Lyriques
Christophe Rousset, direction
Un livre-disque du label Ediciones Singulares ES 1019
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Jean-Philippe Rameau (1683-1764)
Zaïs
Julian Prégardien,
ténor (Zaïs)
Sandrine Piau,
soprano (Zélidie)
Aimery Lefèvre,
baryton (Oromazès)
Benoît Arnould, baryton (Cindor)
Amel Brahim-Djelloul, soprano (Une Sylphide, La Grande Prêtresse)
Chœurs de Chambre de Namur
Les Talens Lyriques
Christophe Rousset, direction
Un livre-disque de 3 CD du label Aparté AP109
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