De l’art de bien rééditer, vol. 20 : Igor Markevitch, le legs HMV

On l’oublie trop, Igor Markevitch fut considéré dans ses jeunes années comme un compositeur de premier ordre, adoubé par Bartók, Diaghilev et Stravinski. Erato, reprenant en un coffret de 18 CD ses enregistrements réalisés pour His Master’s Voice n’a pas oublié le compositeur, puisqu’y figurent en forme de coda les gravures que Markevitch réalisa en 1938 à Bruxelles avec l’Orchestre National de Belgique de L’Envol d’Icare et du Nouvel Âge. Bravo à un éditeur qui contrairement à tant de « majors » ne laisse pas son catalogue 78 tours abandonné au bord de la route. Il le complète d’ailleurs avec une gravure très rare des désespérés Canti di prigionia de Luigi Dallapiccola que Markevitch enregistra à Rome en 1952, disque rarissime que j’avais trouvé à Florence égaré dans un bac Mario Lanza ! Pas vraiment la compagnie idéale pour cette œuvre où rode un sempiternel Dies Irae.

Tout Markevitch HMV. Oui semble-t-il, y compris les deux enregistrements lyriques qui montrent bien l’ampleur de son répertoire et l’éclectisme stylistique dont il était capable. La Vie pour le Tsar de Glinka, dont l’enregistrement voulu expressément par Markevitch rétablissait le style et la vérité d’une partition que les versions de l’ère soviétique avaient défigurés, fut fugitivement rééditée au début du compact disc, la revoilà, avec son quatuor glorieux : l’Antonida de Teresa Stich-Randall mettant tout le bel canto italien qu’il y faut, l’Ivan Susanine de Boris Christoff soignant son chant, Nicolai Gedda, Sobinine ardent, et le mezzo agile de Mela Bugarinovitch, qui deviendra une grande Marfa, pour Vanya, impossible de trouver meilleure équipe et dirigée avec autant d’à propos. Et comment ne pas céder devant La Périchole, même affublée d’une récitante qui situe l’action, modèle d’élégance, de chic, très grand style où la direction alerte de Markevitch entraîne une équipe irrésistible de panache et d’humour ?

Côté orchestre, rien que des merveilles, Markevitch étant sensible comme peu de chefs de sa génération aux différences stylistiques : il ne dirige pas l’Inachevée comme Till Eulenspiegel (d’ailleurs incroyable de sens narratif), encore moins L’Art de la Fugue, ses phrasés, son art de composer l’orchestre, sa palette de couleurs s’accordent à chaque époque.

Au sommet les russes, évidemment, et d’abord Stravinski dont les deux versions d’un Sacre du printemps repris pour la stéréo fait par deux fois imploser le Philharmonia, versions princeps d’une œuvre pourtant très courue au disque. Que ce soit Stravinski, Prokofiev (la Suite Scythe, quasi bruitiste), Tchaikovski – sa Quatrième symphonie ne le cède en rien à celle de Mravinsky – ou Chostakovitch, soulignant dans la Première Symphonie l’influence de l’orchestre de Rimski-Korsakov, Markevitch les dirige droit et impérieux, sculpte le son.

Il met les mêmes ciseaux à des Ouvertures de Rossini incroyables de lumière, fulgurantes (écoutez Guillaume Tell où chante le violoncelle de Jacques Neilz), et éclaire d’un rayon ardent tout l’album consacré au répertoire des Ballets Russes, signant au passage la version définitive du Parade de Satie. Irrésistible aussi le doublé Pierre et le loup et The Young Person’s Guide to the Orchestra avec Peter Ustinov en français , Wilfred Pickles et Peter Pears en anglais !

Et lorsque le répertoire est moins dans les cordes habituelles de Markevitch, toujours son art si preste fait merveille, de la Suite du Tricorne de Falla à la Tanzwalzer de Busoni, en passant par la Suite de danses de Bartók.

Tout Markevitch HMV ? Zut, il en manque au moins un qui faisait le revers de ce microsillon Bartók, le 3e Concerto avec Annie Fischer (présent autrefois dans la collection « Profile » d’EMI Classics). Damned ! Mais bon dix-huit CD remplis à ras-bord restituant un legs si brillant, quelle fête !

LE DISQUE DU JOUR

cover markevitch icon eratoIgor Markevitch
The « Complete » HMV Recordings

Œuvres de J. S. Bach, Bartók, Berlioz, Borodine, Brahms, Britten, Chostakovitch, Dallapiccola, Dukas, Falla, Glinka, Haendel, Haydn, Liadov, Liszt, Markevitch, Mendelssohn, Moussorgski, Mozart, Offenbach, Prokofiev, Ravel, Rossini, Satie, Saint-Saëns, D. Scarlatti, Schubert, Sibelius, Strauss, Stravinski, Tchaikovsky, Verdi

Peter Ustinov, récitant
Teresa Stich-Randall, soprano
Mela Bugarinovitch, mezzo-soprano
Peter Pears, ténor
Nicolai Gedda, ténor
Boris Christoff, basse

Orchestre National de la R. T. F
Philharmonia Orchestra
Orchestre de Paris
Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia
Orchestre de l’Association des Concerts Lamoureux
Orchestre National de Belgique
Igor Markevitch, direction

Un coffret de 18 CD du label Erato 82564615493
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Photo à la une : © DR