En 1988, Sviatoslav Richter et Evgeny Svetlanov revenaient au Prométhée de Scriabine : lecture alanguie, confuse, dont le pianiste semblait absent, une déception même rééditée par Melodiya d’après les bandes originales. Alors que je gardais en mémoire une interprétation elle aussi en concert qui en était tout le contraire, fulgurante, sarcastique, extatique, dévorante. Ma mémoire m’aurait-elle trahie ?
Mais non, voilà que cette version incandescente resurgit : un concert moscovite capté dans une stéréophonie opulente et donné le 3 avril 1972 : Richter y jouait l’œuvre pour la première fois, et Svetlanov accordait à son piano fantasque, aux accents de faunes, aux phrasés quasi sexuels un orchestre orant et fuligineux, une « solfatare » sonore, les Campi Flegrei dont Dante faisait l’entrée de son Enfer. Les prises de risques sont démentes, Richter emportant tout sur son passage – le scherzo central est aussi irrésistible qu’imprévisible et il faut entendre comment Svetlanov cale son orchestre dans les phrasés ébarbés et comment il mènera le crescendo final, précipitant la musique à l’inverse de l’immense ritardendo dont le faisait imploser Nikolai Golovanov. Aussi transcendant qu’addictif.
Mais ce n’est pas la seule surprise du disque : une Burlesque d’anthologie, menée avec son panache coutumier par George Georgescu est thésaurisée depuis longtemps par les amateurs de l’œuvre, meilleure version de ce capriccio où le pianiste égrène son clavier en rires, juste devant celles des tandems Claudio Arrau / Désiré Defauw et Byron Janis / Fritz Reiner ! On ne l’avait jamais eu dans un aussi bon report, tout comme le Rondo en si bémol de Beethoven, où le pianiste piaffe littéralement, sous la baguette pleine d’esprit de Kirill Kondrachine.
Inédit absolu – je ne le connaissais même pas dans une édition sous le manteau en cassette – le Concerto pour la main gauche de Ravel enregistré le 14 juin 1969 avec l’Orchestre Communale de Gênes dirigé par Riccardo Muti.
Dantesque lui aussi, emmené de haute lutte dans la première cadence, puis pensé comme un poème sombre. Dommage que le geste lyrique et funèbre de Muti n’ait pas un orchestre à la hauteur de son propos, mais ce « main gauche » sinistre, cauchemar d’une nuit sans étoiles, au cantabile désespéré, est une sacrée découverte comme un ajout majeur à la discographie de Richter. Au fait, a-t-il joué le Concerto en sol ?
LE DISQUE DU JOUR
Richter Rarities
with Orchestra
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Rondo pour piano et orchestre en si bémol majeur, WoO 6
Orchestre Philharmonique de Moscou – Kirill Kondrachine, direction
Maurice Ravel (1875-1937)
Concerto pour piano et orchestre en ré majeur, M. 82 « Pour la main gauche »
Orchestra Communale di Genova – Riccardo Muti, direction
Alexandre Scriabine (1872-1915)
Prometheus, Le Poème de Feu – pour piano et orchestre
Chœur & Orchestre Symphonique d’État d’U.R.S.S – Evgeni Svetlanov, direction
Richard Strauss (1864-1949)
Burleske pour piano et orchestre en ré mineur
Orchestre Philharmonique George Enescu – George Georgescu, direction
Sviatoslav Richter, piano
Un album du label Parnassus Records PACD96056
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Photo à la une : © DR