En 1995, Christian Petrescu bouclait la première intégrale de l’œuvre pour piano d’Enesco, incluant même les Variations pour deux pianos Op. 5. On comptait alors, hors les Variations, sept opus pour le piano à deux mains. Vingt ans plus, Raluca Ştirbăţ en enregistre … quinze ! Les archives ont parlé, l’œuvre infinie d’Enesco, immense organisme vivant, n’en finit pas de croître dans sa postérité même.
Et comment ne pas céder à ce piano-monde, où se mire une grande part de la vie d’Enesco, où son parcours créatif va du Paris de son maître Fauré à ces deux Sonates de l’Opus 24 dont la seconde est contemporaine de l’achèvement d’Œdipe, hésitant entre baroqueries et modes roumains dans un exaltant giocoso ?
Découverte majeure de l’album, le Mouvement de Sonate de 1912, première mouture du premier mouvement de la Sonate Op. 24 n°1 : il vous fera entrer dans le laboratoire du compositeur, la musique y est saisie encore dans la rumeur du rêve et la comparer à l’étape finale s’avère fascinant : Enesco n’en finissait pas de débrouiller son œuvre des labyrinthes du songe.
S’y ajoutent des pièces de jeunesse – une Barcarolle balançant entre le modèle fauréen et d’étranges suspensions qui seront tout le propos de la plus tardive Pièce sur le nom de Fauré où paraît en une minute toute la complexité foisonnante de la pensée de l’auteur, mais également une Fileuse : derrière l’illustration résonnent des jeux d’entre-cloches qui deviendront une des signatures sonores d’Enesco. Les sinuosités du piano impressionniste s’invitent dans les deux Impromptus, puis avec le nouveau siècle tout change.
Raluca Ştirbăţ fait alors rayonner son grand clavier – magistral pour son interprétation de la Suite Op. 10 No. 2, autant par l’élan qu’elle met à la Toccata, la gorgeant de timbres, qu’au modelé si délicat de la Sarabande, qui invente des couleurs murmurées dans les pianissimos : le clavier divague ; comme Enesco, il s’abandonne à cette chimère de rêves.
Révélation, après la Suite (1903), voici que paraît un vaste Nocturne (17 minutes !), poème d’amour tristanesque pour Maruca, dont la longue rêverie développe un saisissant « parlando-rubato » : littéralement, le clavier parle ! Un chef-d’œuvre. Tout comme les Pièces-Impromptus Op. 18 dont Enesco regrettait d’avoir perdu le manuscrit qui finit par reparaître en 1957, deux ans après son décès. Ce cahier plein d’inventions, où les modes roumains mettent leurs polychromies, demandent une interprète d’exception, tant leur écriture est complexe et leur caractère improvisé déconcertant.
Comme pour tous les autres opus offerts au long des trois heures vingt minutes de musique de cet album, Raluca Ştirbăţ se révèle prodigieuse : doigts virtuoses, jeu orchestral, mais surtout derrière la compréhension intime de ces textes à la syntaxe si complexe, le sentiment qu’elle est absolument chez elle dans cet univers hors norme : écoutez le Carillon nocturne. L’entreprise est si éloquente qu’elle replace l’œuvre de piano d’Enesco au centre de la toute grande littérature écrite pour l’instrument durant l’entre-deux guerres, à équidistance du concert français et des nouvelles perspectives dévoilées par Béla Bartók.
LE DISQUE DU JOUR
Georges Enesco (1881-1955)
L’Œuvre pour piano (Intégrale)
Prélude & Scherzo en fa # min
Prélude & Fugue en ut majeur
Barcarolle en ré bémol majeur
Impromptu en la bémol majeur
Impromptu en ut majeur
Nocturne en ré bémol majeur
La Fileuse
Regrets
Pièce pour piano sur le nom de Fauré
Suite No. 1 en sol mineur, Op. 3 « Dans le style ancien »
Suite No. 2 en ré majeur, Op. 10 « Des cloches sonores »
Suite No. 3, Op. 18 « Pièces impromptues »
Sonate en fa dièse mineur
Sonate No. 1 en fa dièse mineur, Op. 24 No. 1
Sonate No. 3 en ré majeur, Op. 24 No. 3
Raluca Ştirbăţ, piano
Un album de 3 CD du label Hänssler Classic 98060
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Photo à la une : © Nicolae Alexa