Discolivre I : Les années Boulez

Voici bien une année que le coffret Pierre Boulez publié à l’automne dernier par Sony me nargue dans sa cellophane. L’ouvrir, c’est comme opérer une translation un rien dangereuse vers ma jeunesse, serais-je déçu ? Finalement, voici trois semaines, j’ai sauté le pas. Et mis dans la platine La Mer avec le New Philharmonia, la première version que j’ai entendue de cette œuvre. Orchestre sombre, prise de son un rien lointaine où tout rayonne pourtant, tempo rapide mais organique. On entend tout, on voit tout.

Depuis, Abbado à Lucerne a fait plus léger, plus subtil, plus mobile surtout. Déception ? Non, car j’entends aujourd’hui tout ce que j’entendais alors, et soudain je me souvins que le grand choc de ce disque n’était pas La Mer, mais Jeux. La prise de son en est infiniment plus précise, pleine d’arrière-plans, Boulez ayant réglé la balance du New Philharmonia en stratège. Cette fois, les micros d’Hellmuth Kolbe et de John Guerriere n’avaient pas d’autre solution que d’enregistrer en relief cet orchestre d’une sensualité faramineuse réfutant la légende de froideur analytique qui collait aux basques de Pierre Boulez dans les années soixante-dix.

Voilà, j’étais retombé dans le cercle magique de ces enregistrements qui allaient m’accompagner toute ma vie de jeune-homme, je les parcourais à loisir, Tricorne brillantissime, Péri diaprée, Daphnis et Chloé dramatique, Mandarin merveilleux irrépressible, évidemment Le Sacre à Cleveland, toujours des actions jamais des décors sinon que l’orchestre est somptueux, mordant, d’une étoffe si dense, d’un geste si percutant.

Les soixante-sept albums réédités avec les couvertures de leurs parutions d’origine font une encyclopédie des classiques du XXe siècle qui évidemment constitue la base de toute discothèque sensée pour celui qui voudra comprendre l’orchestre moderne de Debussy à Berio en passant par l’Ecole de Vienne ou Varèse et je m’étonne d’y trouver déjà Le Poème de l’Extase – j’avais complètement oublié cette première version enregistrée à New York le 16 octobre 1972. Impossible de tout détailler – mais un autre album m’étreint, si sensuel, si implacable, cette Lulu-Suite d’une imagination sonore envoûtante, et Der Wein avec Norman qui lui fait suite.

Je n’ai pas encore fini d’arpenter ce qui m’apparaît de moins en moins comme une somme mais plutôt comme une perpétuelle collection d’exceptions à la règle : Boulez durant cette période Sony a mille et un visages, et son art sans dogme, au fond assez pragmatique, se plie à tous les styles.

Alors qu’il a cessé de diriger de facto après avoir annulé les rares apparitions programmées ces dernières années, le temps des hommages est semble-t-il venu. Sony avait juste pris un peu d‘avance en regroupant son legs, la Philharmonie de Paris monta du 17 mars au 28 juin dernier une exposition intitulé sobrement « Pierre Boulez » dont le catalogue publié par Actes Sud agit lui aussi comme une madeleine de Proust. Plonger dans l’univers Boulez, c’est s’immerger dans toutes les facettes d’une certaine modernité – et d’abord dans celle des peintres – Klee, De Kooning, Viera da Silva, Cézanne : l’ouvrage rappelle à quel point les couleurs de son orchestre et de sa musique se nourrissent des expériences picturales, mais aussi des travaux des plasticiens, qui sculptent l’espace.

Tout l’univers Boulez est enserré dans cet ouvrage d’art où les témoignages abondent, soucieux d’abord de brosser en portrait en trois dimensions plutôt que de se livrer à une hagiographie. On peut aussi l’utiliser comme un précis sur le cas Boulez, aujourd’hui et hier : le texte de Jean-Louis Barrault daté de 1954 dresse soudain une perspective-rétrospective saisissante qui éclaire a postériori le chemin singulier choisi par le compositeur comme par le chef. Un écho soudain résonne, lorsque paraît le texte de Timothée Picard « 1976 : Boulez-Chéreau et la Tétralogie du centenaire ». Comment ne pas comprendre que ce fut la rencontre majeure pour Boulez interprète d’autrui, la réalisation absolue au travers du théâtre musical d’un de ses buts, et à quel point le geste de Patrice Chéreau fut décisif plus encore d’ailleurs au travers de la création de la version complétée par Friedrich Cerha de la Lulu de Berg à Garnier que de La Tétralogie à Bayreuth.

Le 7 octobre 2013, Patrice Chéreau quittait la scène. Même prévenu depuis une année de cette mort attendue, je ne m’y suis toujours pas résigné. C’est encore Actes Sud qui publie avec autant d’art le catalogue de l’exposition en Avignon, à la Collection Lambert, « Patrice Chéreau, un musée imaginaire ». L’immersion dans son univers suractif, entre théâtre, cinéma, opéra, le fait à travers ces 382 pages, si vivant, si présent qu’il m’a fallu un certain temps pour penser à tout cela au passé.

Ces images si fortes, car Chéreau au fond dirige ses acteurs avec le ciseau d’un sculpteur, pour arrêtées qu’elles soient, portent un mouvement irrépressible, des massacres de La Reine Margot aux milles papiers écroulés des cintres de De la maison des morts, tout est dit dans une fraction de seconde. Cet art de la synthèse immédiate, ce sens imparable de l’image, le livre les exploite avec brio, mettant en contrepoint des textes allant de l’hommage à l’analyse, là encore un précis d’un art et d’une vie qui auront accompagné toute ma génération.

La disparition de Patrice Chéreau, contre laquelle cet ouvrage magnifique milite, a été la nôtre. Je ne vais plus au théâtre ou à l’opéra qu’en me disant « de toute façon ce ne sera pas Chéreau ». Ses films nous restent, mais ce qui faisait son être, son théâtre il l’a emmené avec lui, dans la tombe. Ici, du moins sa scène reste-t-elle vivante, aiguisant les souvenirs de ceux qui, des Amandiers à Avignon, de Bayreuth à Aix-en-Provence, ont été les témoins de ces gestes prodigieux, inoubliables. Fabuleuse madeleine de papier, simplement indispensable.

LE DISQUE DU JOUR

cover boulez complete columbia sonyPierre Boulez
The Complete Columbia Album Collection

Œuvres de Bartók, Berg, Berio, Beethoven, Boulez, Carter, Debussy, Dukas, Falla, Feldman, Haendel, Mahler, Messiaen, Ravel, Roussel, Schönberg, Scriabine, Stravinski, Varèse, Wagner, Webern

Jessye Norman, Judith Blegen, Felicity Palmer, Evelyn Lear, Elisabeth Söderström, Heather Harper, Jill Gomez, Rachel Yakar, Halina Lukomska, sopranos
Yvonne Minton, Jan DeGaetani, Tatiana Troyanos, mezzo-sopranos
Helen Watts, contralto
Ernst Haefliger, Stuart Burrows, John Mitchinson, Richard Cassilly, Jess Thomas, Philip Langridge, ténors
Siegmund Nimsgern, Walter Berry, John Shirley-Quirk, José Van Dam, Donald McIntyre, baryton-basses

Pinchas Zukerman, Isaac Stern, violon
Daniel Barenboim, piano
John Williams, guitare

Camerata Singers
BBC Singers

BBC Symphony Orchestra
Ensemble Intercontemporain
New York Philharmonic Orchestra
London Symphony Orchestra
New Philharmonia Orchestra
Orchestre de l’Opéra National de Paris
The Cleveland Orchestra

Pierre Boulez

Un coffret de 67 CD du label Sony Classical 88843013332
Acheter l’album sur le site www.jpc.de ou sur Amazon.fr

BIBLIOGRAPHIE AUTOUR DE PIERRE BOULEZ

Cvr Boulez Actes Sud


Pierre Boulez

Catalogue de l’Exposition à la Philharmonie de Paris, sous la direction de Sarah Barbedette

Actes Sud/Philharmonie de Paris, un livre de 250 pages
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Patrice Chéreau Actes Sud

Jean-Loup Rivière et Éric Mézil, Patrice Chéreau : un musée imaginaire
Catalogue de l’Exposition à la Collection Lambert

Un livre Actes Sud de 382 pages
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Photo à la une : Le compositeur et chef d’orchestre français Pierre Boulez – Photo : © Harald Hoffmann/Deutsche Grammophon