Dans le paysage des récitalistes d’aujourd’hui, Dorothea Röschmann détonne. Ces mots si pleins, cette voix qui ne s’encombre pas d’esthétisme, ce timbre qui renvoie tout à la fois à Grümmer et à Jurinac par le feu, l’engagement, l’urgence, cela ne cadre plus avec l’idée que bien des critiques se font de ce que doit être une Liedersängerin. Il faut dire que depuis Edda Moser et Brigitte Fassbaender, ultimes remparts d’un art expressionniste qu’on croyait perdu, le lied était tombé dans le domaine des petites voix, celles qui l’ont choisi par défaut.
Grümmer, Jurinac, Moser, Fassbaender furent des divas d’opéra impérieuses, des héroïnes, Röschmann le demeure mais heureusement pour nous, le temps du lied est venu pour elle.
Un premier album paru chez Sony délivrait entre autre des Wolf à tomber, la critique française l’a boudé, s’essayant à pointer les défauts (supposés) d’une voix d’opéra se confrontant à l’intime sans entendre le génie de l’interprète et son art de haute tradition. Elle récidive aujourd’hui pour un troublant doublé Schumann–Berg où le Liederkreis Op. 39 et le cycle Frauenliebe und -leben encadrent les Sieben frühe Lieder, avec pour guide le piano diseur de Mitsuko Uchida, rien moins.
Qui nous avait fait l’Op. 39 aussi vivant, aussi dessiné, avec cette Lorelei venimeuse, cet Im der Fremde comme éclairé par un soleil couchant, partout ces mots qui dévorent orgueilleusement les notes sans oublier la grande phrase musicale que lui sculpte Uchida, déployant ça et là des paysages d’un luxe de détails assez inoui ? Jurinac, justement et vous comparerez avec profit leurs Frauenliebe und -leben respectifs : cette même nudité, cette même grande ligne, cette absence de maniérisme qui font du cycle non plus une collection d’instants mais un récit où le tragique s’évite de justesse.
Quant aux Sieben frühe Lieder, ainsi respirés dans toute leur morbidité étrange, resserrés dans leurs mots suspendus, portés par ce souffle intense, ils sont sans équivalent, comme jadis Der Wein qu’elle réserva à un Pierre Boulez transporté par son interprétation. Je referme l’album espérant demain qu’elle poursuive chez Strauss et qu’elle revienne herboriser chez Wolf, et juste à ce moment me parvient un plein disque d’airs de Mozart.
Le geste impérieux, l’éloquence du discours, les sentiments dans les mots (écoutez ce qu’elle fait du moindre récitatif !), la plénitude de la voix qui ne craint ni l’écriture torve de Vitelia, ni les lignes suspendus ou les pyrotechnies de La Comtesse – la strette du Dove Sono rappelle celle que Grümmer délivra pour Böhm en concert à Tokyo – son Illia ombreuse qui laisse sentir derrière l’invocation de Zeffiretti lusinghieri l’inquiétude, et cette Elettra déchaînée qui lui fait pendant, cette Elvira qui se brûle à Mi tradi mais en sort victorieuse, quelle claque, quelle leçon de vrai chant mozartien.
Daniel Harding l’accompagne avec une sorte de tendresse et pourtant un rien de distance, lui laissant tout l’espace pour interpréter. A la fin de l’album, Bella mi fiamma nous fait espérer qu’ils reviendront ici pour un plein disque d’airs de concert : l’élan inextinguible de Ah se in ciel ne résisterait pas à un tel feu vocal.
LE DISQUE DU JOUR
Robert Schumann
(1810-1856)
Frauenliebe und -leben, Op. 42 (L’Amour et la Vie d’une femme, cycle de 8 lieder sur des textes d’Adelbert von Chamisso)
Liederkreis, Op. 39
(cycle de 12 lieder sur des textes de Joseph von Eichendorff)
Alban Berg (1885-1935)
Sieben frühe Lieder
(Sept Lieder de jeunesse)
Dorothea Röschmann, soprano
Mitsuko Uchida, piano
Un album du label Decca 4788439
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Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Airs d’opéras extraits d’Idomeneo (“Oh smania! Oh furie!… d’Oreste, d’Aiace”; “Solitudini amiche… Zeffiretti lusinghieri”), Le Nozze di Figaro (“Porgi, amor, qualche ristoro” ; “E Susanna non vien!… Dove sono i bei momenti”), Don Giovanni (“In quali eccessi, o Numi… Mi tradì quell’alma ingrata »), La Clemenza di Tito (“Ecco il punto, o Vitellia… Non più di fiori”)
Air de concert « Bella mia fiamma, addio”, pour soprano et orchestre, K. 528
Dorothea Röschmann, soprano
Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise
Daniel Harding, direction
Un album du label Sony Classical 8875061262
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Photo à la une : © DR