Elle ne fait rien comme personne : Kathryn Stott intitule son dernier récital paru chez BIS « Solitaires ». Les œuvres autant que les compositeurs d’ailleurs, du très modal Prélude et fugue de Jehan Alain à l’extatique Baiser de l’Enfant-Jésus de Messiaen
, en passant par la Sonate de jeunesse de Dutilleux et ce Tombeau de Couperin qu’elle affectionne depuis longtemps et qu’elle dessine d’un ciseau précis et plein comme personne ne l’ose plus.
La pianiste anglaise, qui vient de fêter ses cinquante-sept ans le dix décembre dernier, a toujours adoré la musique française, son intégrale Fauré pour Hyperion est en soi un accomplissement que déjà de fabuleux Chabrier enregistrés à l’orée de sa carrière laissaient présager.
Mais avec le temps, son art a pris une dimension inquiète, troublante, et son pianisme qui fut toujours somptueux s’est creusé d’ombres, de teintes assourdies, d’un lyrisme têtu qui plonge à pleine mains dans les sortilèges polyphoniques de la Sonate que Dutilleux composa au lendemain de la Deuxième Guerre mndiale, vaste partition où il annonce tout de ses grandes pages d’orchestre qui dynamiteront la langue profuse et vagabonde essayée dans ce manifeste pianistique. À mes oreilles, la Sonate n’avait jamais connu une version aussi sentie depuis celle de l’épouse du compositeur, Geneviève Joy.
Le Choral final résonne de lumière tel un vitrail irradié de soleil et soudain les accords-couleurs de Messiaen se font entendre, preuve qu’alors les univers des deux compositeurs étaient assez proches. Dans Le Baiser de l’Enfant-Jésus, une tendresse berce cette procession d’accords qui cherche le silence, mais c’est bien dans le Tombeau de Couperin que son art se montre, tranquille, profond, certain de son chant, sans rien d’ostentatoire.
Justement Sony réédite tous les disques gravés à l’orée de sa carrière, sinon hélas le splendide album Chabrier d’Unicorn. Le Tombeau de Couperin, plus léger de doigts, plus rapide mais tout aussi envoûtant que celui de sa nouvelle proposition ouvre un album Ravel magnifique – Sonatine automnale, Jeux d’eau mystérieux, Pavane pudique, Gaspard de la nuit tour à tour irréel ou vertigineux. Que n’a-t-elle enregistré les Miroirs qui tomberaient exactement dans son piano d’aujourd’hui ! Cela viendra peut-être.
On retrouve les deux premiers albums Fauré où la lumière d’abat-jour surprend – elle y renoncera dans son intégrale – mais où tout chante avec des luxes d’expression, de sous-entendus, une compréhension si évidente de la métrique fauréenne – écoutez seulement la Première barcarolle si osée dans son rubato guidée par les dispersions harmoniques et dont le second sujet est magique jusque dans l’implosion de son crescendo. L’album Debussy est discret, presque trop, sinon sa Suite bergamasque qui ose des déclamations, prend de l’espace, surprend.
Un disque Chopin dévoile à quel point elle entend – au deux sens du terme – la polyphonie chez le Polonais : ses Ballades sont des modèles. Liszt et Rachmaninov joués sans afféterie, sans esbroufe, juste pour leurs musiques, et quel esprit dans les deux transcription de Kreisler, la grande Sonate de Bridge emportée d’un souffle, des raretés du répertoire des concertos anglais dont le splendide et inclassable Phantasm du même Bridge, voilà un portrait immanquable.
Si Sony réédite tout cela, c’est que l’artiste revient en partie sous son label, trop discrètement : elle accompagne Yo-Yo Ma dans un disque hésitant entre pièces brillantes et opus sévères, entre La Gitana de Kreisler et à la Louange à l’Eternité de Jésus de Messiaen. Mais partout un même lyrisme, une même élégance.
Et Chabrier ? Ah mais voilà, Regis réédite à petit prix l’album paru jadis chez Unicorn. Si vous ne connaissez pas les Pièces pittoresques détaillées avec tant d’art par Kathryn Stott, courrez-y ! Tout le disque, enregistré il y a vingt ans, est une merveille.
LE DISQUE DU JOUR
Jehan Alain (1911-1940)
Prélude et fugue pour piano, JA87A
Henri Dutilleux (1916-2013)
Sonate pour piano
Maurice Ravel (1875-1937)
Le Tombeau de Couperin
(Suite pour piano)
Olivier Messiaen (1908-1992)
Le Baiser de l’Enfant-Jésus (extrait des « Vingt Regards sur l’Enfant Jésus »)
Kathryn Stott, piano
Un album du label BIS2148
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The Complete Sony Classical Solo Recordings
Œuvres de Frédéric Chopin, Franz Liszt, Sergei Rachmaninov, Maurice Ravel, Claude Debussy, Gabriel Fauré, Frank Bridge, William Walton, John Ireland
Kathryn Stott, piano
Un coffret de 9 CD du label Sony Masters 888751356221
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Œuvres de Johannes Brahms, Frederick Delius, Antonín Dvořák, Sir Edward Elgar, Gabriel Fauré, George Gershwin, Charles Gounod, Robert Schumann, Jean Sibelius, etc.
Yo-Yo Ma, violoncelle
Kathryn Stott, piano
Un album du label Sony Classical 887510316-2
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Emmanuel Chabrier (1841-1894)
10 Pièces pittoresques
Impromptu
Aubade
Ballabile
Ronde champêtre
Feuillet d’album
Caprice
3 Valses romantiques
Kathryn Stott, piano
Un album du label Regis RRC1133
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Photo à la une : La pianiste britannique Kathryn Stott – Photo : © DR