De l’art de bien rééditer, Vol. 25 : Le cas Istomin

Eugene Istomin ? Le pianiste du trio qu’il forma avec Isaac Stern et Leonard Rose, voilà le seul titre de gloire de ce musicien hors pair qui fut le plus discret des concertistes américains apparus au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Éclipsé par la carrière météorique de William Kappell, puis par les succès diplomatiques de Van Cliburn et de Byron Janis, en retrait par rapport au jeu brillant de Jacob Lateiner ou de Leon Fleisher, loin du clavier métal de Gary Graffman, Istomin resta ce pianiste pour les pianistes dont la renommée, malgré ses nombreuses participations au Festival de PradesCasals était son père spirituel, après le décès du violoncelliste catalan, il épousa en seconde noces sa veuve, Marta – demeura strictement américaine.

Sony réédite enfin avec son soin coutumier – reprise des pochettes des microsillons d’origine, transferts soignés – l’ensemble de ses disques en concerto ou en soliste, ce qui permet de retrouver la part essentiel de cet art fait de simplicité et de tempérance, mais aussi d’invention. L’art d’Istomin hésita souvent entre la rigueur de Rudolf Serkin et une certaine liberté à la Artur Schnabel qui s’entend dans un Empereur tour à tour construit ou rapsode, sans que pourtant l’équilibre très simple, le ton naturel des lignes et des contrechants n’en soient jamais troublés.

Ce piano est somptueux, mais ne se montre pas. Le virtuose est immense, et semble toujours garder une réserve supplémentaire d’énergie, qui soudain fuse, impromptue, médusante : l’acmé du premier mouvement de L’Empereur, le Scherzo du Deuxième Concerto de Brahms« mon Concerto » comme il l’avouait volontiers – réservent de vraies surprises.

Avec son chef préféré, Eugene Ormandy – heureusement CBS les maria souvent – il enregistra les grands tubes du répertoire concertant : leur lecture si musicale, si peu sollicitée du Premier Concerto de Tchaikovski est devenue Outre-Atlantique un classique.

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La couverture du LP original dédié au Second Concerto de Rachmaninov par le duo Istomin / Rachmaninov – Photo : (c) DR

Mais le sommet de leur collaboration, avec un Quatrième de Beethoven au lyrisme contenu, éclate dans un stupéfiant Deuxième Concerto de RachmaninovIstomin se souvient de ses origines russes. Apprenant qu’il devait enregistrer l’œuvre pour la CBS, Horowitz lui dépêchâ son Steinway. On entend le métal, le creusement de la sonorité si spécifique de ce piano dès les premiers accords. Lecture orageuse, intense, expressionniste d’un artiste qui, encore enfant, avait été adoubé par Rachmaninov lui-même : après l’avoir entendu jouer, il l’avait embrassé au front.

Dommage que le jeune homme n’ait pas continué à enregistrer sur ce piano qui l’inspira tant, le contraignant à forcer sa nature pondérée, mais du moins nous avons cet incroyable 2e Concerto héroïque, tourmenté, archi-romantique, un quasi anti-Istomin en somme.

Car chez Chopin, c’est un classique qui parle, sans jamais brusquer le trait : son Deuxième Concerto est suprêmement élégant, rapide, et ne cherche pas à briller par le son, tout comme son intégrale des Nocturnes qu’on croirait à la première écoute boutonnée, et qui en fait cherche un ton évident, un jeu improvisé dont se serait retranchée toute réelle volonté d’interprétation. A la réécoute, c’est assez magnifique au contraire de désinvolture derrière une certaine absence de sollicitation. Littéralement Istomin laisse parler Chopin le plus simplement du monde, et préfère être banal que bavard.

Deux perles dominent l’album. A la fin de sa vie, Walter cherchait un pianiste pour enregistrer les grands concertos. Istomin fut choisi. Les deux hommes se plurent immédiatement, et s’engagèrent dans un vaste programme d’enregistrements où ils s’égarèrent tous deux, passant plus de temps dans la cabine d’écoute à discuter de la vie et de la musique que devant les micros à mettre en boite les œuvres. Pourtant, ils parvinrent au bout du Concerto de Schumann, et ce disque-là, le plus connu d’Istomin concertiste parce que régulièrement republié dans le cadre d’éditions dédiés au legs de Bruno Walter, est un miracle de lyrisme, de musique, de tendresse, un concerto de chambre.

Trois albums complètent le coffret. Magnifique, impérieuse, hantée, la grande Sonate en ré majeur D. 850 de Schubert, parfaitement construite et menée grand train dans une sonorité sans ostentation, nous reconduit à Serkin. Même tension, même art de tout dire d’un trait. Des Variations Haendel de Brahms sculptées dans le moindre détail montrent à l’œuvre la maîtrise de la forme, alors que les trois Intermezzi Op. 117 chantent dans un crépuscule (mais mon Dieu ! que la prise de son de cet album est ingrate).

Un plein disque d’inédits captés de 1960 à 1968 révèlent quelques surprises : une sonate « A Thérèse » pleine d’atmosphères, chantant comme du Schubert, dévoilant une palette de couleurs étonnantes, qui nous fait regretter de ne pas avoir davantage de Sonates de Beethoven sous ses doigts, deux Impromptus de Schubert d’un charme assez fou, une Sonate de Stravinski entre chiens et loups où passent ironie et fantômes à la fois, ouvrent la focale d’un répertoire qui fut bien plus vaste que le disque ne voulut l’avouer.

Et Casals ? Lorsque le Catalan proposa à Serkin de graver le Cinquième brandebourgeois, il refusa, voulant demeurer fidèle à son enregistrement pour Adolf Busch. Istomin releva le défi, pureté des lignes, modestie du chant. Et le trio avec les amis ? Sony ajoute le Triple Concerto, classique, impeccable où le piano de ce grand beau garçon disparu voici douze ans se fait agile et modeste.

LE DISQUE DU JOUR

cover istomin coffret sonyEugene Istomin
The Concerto and Solo Recordings

Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Concerto pour clavier, cordes et basse continue No. 1
en ré mineur, BWV 1052

Concerto brandebourgeois
No. 5 en ré majeur, BWV 1050

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Concerto pour piano et orchestra No. 14 en mi bémol majeur, K. 449
Frédéric Chopin (1810-1849)
3 Nocturnes, Op. 9
3 Nocturnes, Op. 15
2 Nocturnes, Op. 27
2 Nocturnes, Op. 32
2 Nocturnes, Op. 37
2 Nocturnes, Op. 48
2 Nocturnes, Op. 55
2 Nocturnes, Op. 62
Nocturne en mi mineur No. 19, Op. 72 No. 1
Concerto pour piano et orchestra No. 2 en fa mineur, Op. 21
Nocturne en fa dièse mineur, Op. 15 No. 2 (second enregistrement)
Polonaise No. 6 en la bémol majeur, Op. 53 « Héroïque »
Sergei Rachmaninov (1873-1943)
Concerto pour piano et orchestra No. 2 en ut mineur, Op. 18
Johannes Brahms (1833-1897)
3 Intermezzi, Op. 117
Variations & Fugue sur un thème de Haendel, Op. 24
Concerto pour piano et orchestra No. 2 en si bémol majeur, Op. 83
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Concerto pour piano et orchestra No. 5 en mi b maj, Op. 73 « L’Empereur »
Concerto pour violon, violoncelle, piano et orchestre en ut majeur, Op. 56
Concerto pour piano et orchestre No. 4 en sol majeur, Op. 58
Sonate pour piano No. 21 en ut majeur, Op. 53 « Waldstein »
Sonate pour piano No. 24 en fa dièse majeur, Op. 78 « À Thérèse »
Sonate pour piano No. 14 en ut dièse mineur, Op. 27 No. 2 « Clair de lune » (extrait : Adagio sostenuto)
Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893)
Concerto pour piano et orchestre No. 1 en si bémol mineur, Op. 23
Robert Schumann (1810-1856)
Concerto pour piano et orchestre en la mineur, Op. 54
Franz Schubert (1797-1828)
Sonate pour piano No. 17 en ré majeur, Op. 53, D. 850 « Gastein »
4 Impromptus, Op. 90, D. 899 (2. Allegro – 3. Andante)
Igor Stravinski (1882-1971)
Sonate pour piano

Eugene Istomin, piano

Joseph Szigeti, violon (Bach, BWV 1050)
Isaac Stern, violon (Beethoven, Op. 56)
Leonard Rose, violoncelle (Beethoven, Op. 56)

Busch Chamber Players (Bach, BWV 1052)
Prades Festival Orchestra (Bach) / Perpignan Festival Orchestra (Mozart)
Philadelphia Orchestra (Rachmaninov; Beethoven Opp. 56, 58 & 73; Tchaïkovski; Chopin Op. 21; Brahms Op. 83)
Columbia Symphony Orchestra (Schumann)
Adolf Busch, direction
Pablo Casals, direction
Eugene Ormandy, direction (Rachmaninov; Beethoven Opp. 56, 58 & 73; Tchaïkovski; Chopin Op. 21; Brahms Op. 83)
Bruno Walter, direction (Schumann)

Un coffret de 12 CD du label Sony Classical 88875926172
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Photo à la une : Le pianiste Eugene Istomin à Tel Aviv pour la première édition du Festival International de Musique en Israël – Photo : © DR