Quatre-vingt-seize Préludes (et quelques autres)

Les Préludes de Chopin seraient-ils devenus le nouvel enjeu des pianistes, du moins de ceux qui jouent les œuvres du Polonais ? L’automne dernier, Ingrid Fliter et Andrew Tyson en donnaient deux versions accomplies, mon cœur battant léger à l’unisson de celle du jeune pianiste américain, cet automne en voici quatre autres, prétexte à des batailles d’écoutes successives dans lesquels j’ai tenté de ne pas perdre mon latin.

Au sommet, celle de Yundi Li, élégante, hautaine, dédaignant les sentiments pour s’incarner totalement dans une matière pianistique souveraine, pose pour le XXIe siècle les canons d’une lecture classique de Chopin. Mais des Préludes ? Le cycle si varié joue sur des contrastes de paysages, des rais de lumières et des orages, une poétique de la diversité qui justement nie l’idée même de cycle. Dans cela, Yundi Li n’entre jamais, mais tant pis, car le niveau de maîtrise pianistique comme conceptuelle de sa lecture, sa réalisation transcendante me laissent sans voix, rendant mon moindre bémol muet. Une remarque pourtant : les seuls Préludes, même avec l’Opus 45 et l’Opus posthume, font un disque bien court, aussi parfait soit-il jusque dans sa prise de son, une des plus belles que Deutsche Grammophon ait jamais consacrée au piano.

La proposition de Maxence Pilchen, jeune pianiste franco-belge, prend avec panache le classicisme de Yundi Li à contrepied. La couleur est sombre, l’Agitato plus inquiet, la rumination du second mortifère. Le cycle devient un vaste poème dont le ton enténébré, la profondeur du son, l’amertume nous font plonger au cœur de ce romantisme noir qui constitue le socle expressif des Préludes. Je pense plus d’une fois aux lavis et aux encres de Victor Hugo, et à la manière si nocturne, si tragique qu’y infusait jadis Samson François. L’art du chant y est comme contenu, murmurando, mais les éclats y fusent, impérieux, dévoilant un sacré pianiste et qui sait où il va. Et lui aussi ne donne que les Préludes, se limitant même strictement à l’Opus 28, mais cette fois l’idée ne me viendrait pas d’attendre comme chez Yundi Li des « compléments ».

Face à tant d’abîmes, le piano éclatant de Dong-Hyek Lim en surprendra plus d’un. Il compose prélude à prélude, et joue à l’ancienne mode : beaucoup d’appuis, des phrasés sculptés, un rubato assumé, dégageant une certaine dimension tragique qui refuse la sentimentalité et c’est bien là ce qui fait la singularité de son interprétation si volontaire, si assumée, mais sentie ? Ce brio de la technique, cette grande manière s’emploient mieux aux sombres splendeurs d’une Barcarolle de grande venue, ou au geste expansif des Variations brillantes.

Et Nelson Goerner ? Salué d’un juste Diapason d’or, ses Préludes m’ont laissé au bord du chemin, dès l’Agitato morcelé, fluctuant, mal conduit. Piano terne, jeu parfois inspiré, parfois atone, choix de tempos étranges, cantabile souligné, j’entends pourtant des éclats de génie, des inspirations, des suspensions qui sont d’un artiste n’hésitant pas à sacrifier la ligne aux paysages. Pourtant l’ennui m’a gagné, je ne suis jamais parvenu à entendre le cycle dans sa continuité, revenant plutôt à la Polonaise en fa dièse mineur qui ouvre de son piano sombre un disque pour moi inabouti. Mais certains d’entre vous sauront l’aimer.

Vous savez quoi ? Je suis en train de réentendre le disque d’Andrew Tyson, et je retrouve illico mon émerveillement de l’automne passée…

LE DISQUE DU JOUR

chopin preludes yundi dggFrédéric Chopin (1810-1849)
24 Préludes, Op. 28
Prélude en ut dièse mineur,
Op. 45

Prélude en la bémol majeur, Op. posth.

Yundi Li, piano

Un album du label Deutsche Grammophon DG4811910
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cover chopin pilchen paraty
Frédéric Chopin
24 Préludes, Op. 28

Maxence Pilchen, piano

Un album du label Paraty 115131
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cover chopin lim warner
Frédéric Chopin
24 Préludes, Op. 28
Variations brillantes en si bémol majeur, Op. 12
Berceuse en la b majeur, Op. 57
Barcarolle en fa dièse majeur, Op. 60

Dong-Hyek Lim, piano

Un album du label Warner Classics 082564606888
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cover chopin preludes goerner alpha
Frédéric Chopin
24 Préludes, Op. 28
Polonaise en fa dièse mineur, Op. 44
Berceuse en la b majeur, Op. 57
Barcarolle en fa dièse majeur, Op. 60

Nelson Goerner, piano

Un album du label Alpha Classics 224
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Photo à la une : © DR