Au début des années 1980, fouillant chez Harold Moore à Londres, le vendeur me mit littéralement sous le nez un album de deux CD où le visage un rien étrange d’un jeune homme tout bouclé disparaissait à moitié dans l’ombre. Il dirigeait l’ultime mouture de la 10e Symphonie de Gustav Mahler selon Deryck Cooke. Ce jeune homme venait d’être nommé à la tête d’un orchestre considéré comme quasiment perdu, le Birmingham Symphony, mais il avait enregistré son disque avec l’Orchestre Symphonique de Bournemouth dont il était resté assez longuement le chef assistant. Le vendeur m’assura que ce jeune gars était un mahlérien né, il avait monté la Symphonie, « Résurrection » avec les étudiants de la Royal Academy huit ans auparavant, tout Londres s’en souvenait encore.
Rentré à l’appartement, je mis illico le premier disque sur la platine et immédiatement, je compris à quel talent j’avais affaire. Depuis, je n’ai cessé d’entendre à leurs parutions les innombrables enregistrements que Simon Rattle aura publiés en trente-cinq ans, et ce n’est pas sans une émotion certaine que j’ai reçu la rétrospective que Warner fait paraitre aujourd’hui. Objet les années Birmingham (1980-1998), sujet l’orchestre du XXe siècle.
Lorsque Rattle posa ses valises dans la capitale des Midlands en septembre 1980, il n’avait que vingt-cinq ans, et Birmingham commençait à subir les effets ravageurs de la crise économique. Son industrie cessa quasiment, la ville fut en prise à des émeutes récurrentes, plus d’un aurait tourné casaque, mais Rattle resta, affrontant les coupes budgétaires et les problèmes quotidiens, il offrit dans les années les plus sombres qu’ait traversé la population de Birmingham depuis la grande crise de 1929, une échappée belle par la musique.
Le Town Hall fut rapidement trop exigu pour accueillir des mélomanes toujours plus nombreux, le rêve d’une nouvelle salle commença à préoccuper Rattle, qui exhiba devant les journalistes une lettre de la main de Sir Adrian Boult : en 1919, on lui avait déjà promis une nouvelle salle de concert. La récession retarda le projet mais ne l’empêcha pas, finalement le Symphony Hall fut inauguré par la Reine Elizabeth en 1991, plus de deux mille deux cent places, une acoustique parfaite.
Évidemment, la césure entre les enregistrements réalisés dans l’ancien Town Hall et la nouvelle salle s’entend, malgré l’excellence des prises de son des ingénieurs d’EMI, mais ce qui surprend sans cesse au long des 52 CD assemblés dans ce carré en noir et blanc c’est l’invention. L’invention d’une sonorité d’abord : très rapidement, Rattle se forgea à Birmingham un orchestre aigu, tout en attaques, avec une finesse de touches, des couleurs vives et une transparence de l’ensemble du spectre symphonique qui ne laissaient rien dans l’ombre.
Longtemps, Pierre Boulez rêva d’un instrument aussi limpide, Rattle le trouva pour ainsi d’emblée, confronté à un orchestre qui s’était considérablement rajeuni alors même qu’il en devenait le directeur musical. La virtuosité des pupitres de bois et de cuivres, la finesse diaprée d’un quatuor lumineux, la souplesse d’un jeu d’ensemble qui se composait d’autant de cellules chambristes produisaient un instrument malléable à l’infini, et la culture ouverte de toute cette jeunesse assemblée permit à l’orchestre d’assimiler les styles si variés de la musique du XXe siècle, de Debussy à Henze tout en conservant une identité sonore.
Les premiers disques furent des coups de maître : Messe Glagolitique de Janáček, bruissante comme une forêt, puis War Requiem, relu, noir, si noir, après tout l’Orchestre Symphonique de Birmingham avait créé l’œuvre sous la direction du compositeur, on l’oublie trop. La saga était lancée, elle allait produire une anthologie de la musique du XXe siècle dont le seul équivalent à l’époque était celle que Pierre Boulez avait auparavant construite durant ses années Sony.
Plus encore que Boulez dans les années soixante-dix, qui ne grava pour CBS que l’Adagio de la 10e et le Klagende Lied, Rattle plaça son odyssée sous le patronage spirituel de Gustav Mahler, intégrale de l’œuvre au concert dont le disque aura documenté Das Klagende Lied, Das Lied von der Erde (version baryton), Blumine, un étreignant bouquet de Lieder extraits du Knaben Wunderhorn par le jeune Simon Keenlyside, et les Symphonies Nos. 1, 2, 3, 4, 6, 7 et 8. Il faudra bien un jour qu’un éditeur publie l’intégralité des concerts Mahler qui dorment dans les archives, c’est en effet dans la complexité de cette langue partagée entre deux mondes que Rattle éleva son orchestre.
Alpha d’une certaine modernité, Mahler sera ce sésame qui lui permettra de construire une sonorité lumineuse jusque dans les complexités polyphonique les plus serrées : l’album Schönberg, Webern et Berg (fabuleuse Lulu-Suite) en découle logiquement, élancé, ardent, mais aussi des Rachmaninov tranchants – ses Danses symphoniques bluffèrent par leurs phrasés acérés – , une 4e de Chostakovitch glaçante, des Stravinski alertes, d’une concentration narrative fascinante, une 4e de Nielsen fulgurante dont le Finale danse littéralement, et jusqu’à la grande machine bruitiste de la Suite Scythe ou la fresque moderniste de la 5e Symphonie de Prokofiev profitèrent de cet or sonore.
A part, la petite anthologie de musique anglaise, toujours pertinente, mais où l’on sent Rattle en fait un rien absent – son Dream of Gerontius ne pèse pas vraiment face à celui de Barbirolli, même s’il retrouve son ardeur juvénile pour défendre Maw, Turnage ou Ades : Asyla reste toujours aussi étonnant. Mais côté britannique, décidément, le grand œuvre reste l’abondante anthologie Britten, avec foison de partitions rares toutes jouées comme des chefs-d’œuvre. Et l’anthologie Szymanowski, même hélas amputée des Concertos pour violon, n’a rien perdu de sa poésie funambulesque, malgré des chœurs au polonais un rien british …
Mais si lorsque je veux entendre le son Rattle-Birmingham dans toute sa subtilité, c’est bien aux deux disques Ravel – son Daphnis est passé trop inaperçu – ou à ses Images de Debussy que je reviens. Seule exception à cette encyclopédie XXe, un ensemble Haydn – La Création en anglais, six Symphonies – pétillant et solaire.
Au coté de ce cube si bien plein et si bien fait, Warner republie, alors que Rattle prendra la direction du London Symphony Orchestra en 2017, un disque devenu mythique enregistré avec ce même orchestre en juillet 1977. Le jeune homme de vingt-deux ans y accompagnait Andrei Gavrilov dans un saisissant doublé mettant en regard le Premier Concerto de Prokofiev, sarcastique, bouillonnant, probablement la meilleure version jamais gravée, et un Concerto pour la main gauche joué comme un immense nocturne funèbre. L’éditeur a eu soin de laisser les pièces de piano solo enregistrées en marge des sessions – deux extraits de Roméo et Juliette et la Pavane pour une infante défunte.
Lors de ses années Birmingham, Rattle s’aventura dans un passionnant cycle Sibelius, imparfait mais souvent inspiré. L’enthousiasme de l’orchestre, le choix de tempos drastiquement rapides, une façon de tout diriger comme de la musique narrative donnaient aux Symphonies un relief saisissant qui rappelait assez le souffle épique de Barbirolli. Alors que le cube Warner me parvenait, quelques jours plus tard, j’ouvrais le livre de format italien enserrant la nouvelle intégrale des Symphonies de Sibelius enregistrée en concert durant les mois de janvier et février 2015 par Sir Simon Rattle et les Berliner Philharmoniker.
Comme tous les albums produits par l’orchestre, ce nouveau volume est particulièrement soigné, bel objet, contenant une iconographie choisie – je ne connaissais pas la très belle photographie de l’Orchestre de la Société Philharmonique d’Helsinki dirigé par Robert Kajanus, prise dans leur salle de concert, ni celle de Sibelius au piano d’ailleurs – et une double édition sonore en CD et en Blu-ray audio complétée d’un Blu-ray vidéo.
Trente ans après l’intégrale de Birmingham, le temps semble s’être arrêté dans le Sibelius de Rattle : tempos étales (qui font la 5e quasiment méconnaissable), lecture pacifiée, qui cherche une poésie de l’introspection quasi minimaliste, absence totale de narration, comme si soudain l’auditeur se trouvait face à des toiles abstraites, de quoi déconcerter au concert mais de quoi, tout compte fait, fasciner durablement au disque.
Sommet de cet ensemble si singulier, les 3e, 4e (une nuit blanche) et 6e, jouées sur les pointes, d’une finesse de touche assez inouïe. Il vous faudra du temps pour entrer dans ce Sibelius allusif, aux tempos distendus, au discours souvent énigmatique. Son geste ne s’offre pas, il faut le fréquenter, moi-même je n’ai pas encore épuisé cette proposition complexe, qui dans un premier temps m’avait laissé étonné. Vous auriez tort de faire l’impasse.
LE DISQUE DU JOUR
Sir Simon Rattle
The CBSO Years
John Adams (né en 1947)
The Chairman Dances
Two Fanfares for Orchestra
Harmonielehre
Thomas Adès (né en 1971)
Asyla
Béla Bartók (1881-1945)
Concerto pour orchestre, Sz. 116
Le Mandarin merveilleux, Sz. 73 (ballet complet)
Alban Berg (1885-1935)
Lulu-Suite
Johannes Brahms (1833-1897)
Quatuor avec piano No. 1 en sol mineur, Op. 25 (arr. pour grand orchestre : Schönberg)
Benjamin Britten (1913-1976)
An American Overture
Ballad of Heroes
The Building of the House
A Canadian Carnival
Diversions
Occasional Overture
Praise We Great Men
Quatre chansons françaises
Russian Funeral
Scottish Ballad
Sinfonia da Requiem
Suite on English Folk Tunes, “A time there was…”
War Requiem
Young Apollo
The Young Person’s Guide
Anton Bruckner (1824-1896)
Symphonie No. 7 en mi majeur, WAB 107
Dmitri Chostakovitch (1906-1975)
Symphonie No. 4, Op. 43
Claude Debussy (1862-1918)
Images pour orchestre, L. 122 (Gigues, Ibéria, Rondes de printemps)
Jeux, L. 126
Musique pour “Le Roi Lear”, L. 107
Sir Edward Elgar (1857-1934)
The Dream of Gerontius, Op. 38
Variations sur un thème original, “Enigma”, Op. 36
Falstaff – Etude symphonique en ut mineur, Op. 68
Grania and Diarmid, Op. 42
Percy Grainger (1882-1961)
The Warriors
Country Gardens
In a Nutshell
Lincolnshire Posy
Train Music
La Vallée des cloches (d’après Ravel)
Pagodes (d’après Debussy)
Franz Joseph Haydn (1732-1809)
La Création, Hob. XXI:2
Symphonie No. 22 en mi bémol majeur, Hob. I:22 “Le Philosophe”
Symphonie No. 60 en ut majeur, Hob. I:60 “Le Distrait”
Symphonie No. 70 en ré majeur, Hob. I:70
Symphonie No. 86 en ré majeur, Hob. I:86
Symphonie No. 90 en ut majeur, Hob. I:90
Symphonie No. 102 en si bémol majeur, Hob. I:102
Hans Werner Henze (1926-2012)
Barcarola
Symphonie No. 7
Leoš Janáček(1854-1928)
Messe glagolitique, JW 3/9
Gustav Mahler (1860-1911)
Symphonie No. 1, “Titan”
Symphonie No. 2, “Résurrection”
Symphonie Nos. 3, 4, 6, 7
Symphonie No. 8, “Symphonie des Mille”
Blumine
Das Klagende Lied
Des Knaben Wunderhorn
Das Lied von der Erde
Nicholas Maw (1935-2009)
Odyssey
Olivier Messiaen (1908-1992)
Turangalîla-Symphonie
Carl Nielsen (1865-1931)
Pan et Syrinx, Op. 49, FS 87
Symphonie No. 4, Op. 29, FS 76 “L’Inextinguible”
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Suite scythe, Op. 20
Symphonie No. 5 en si bémol majeur, Op. 100
Sergei Rachmaninov (1873-1943)
Danses symphoniques, Op. 45
Vocalise
Maurice Ravel (1875-1937)
Alborada del gracioso, M. 43a/2
Boléro, M. 81
Daphnis et Chloé, M. 57
Fanfare
Ma Mère l’Oye, M. 62
Shéhérazade, M. 41 (extraits)
La Valse, M. 72
Arnold Schönberg (1874-1951)
5 Pièces pour orchestre, Op. 16
Erwartung, Op. 17
Variations pour orchestre, Op. 31
Jean Sibelius (1865-1957)
Kuolema, Op. 44
Symphonies Nos. 1 à 7 (cycle complet)
Les Océanides, Op. 73
Igor Stravinski (1882-1971)
Apollon Musagète ; 4 Études pour orchestre
L’Oiseau de feu (version 1910)
Pétrouchka (version 1947)
Le Sacre du printemps (version 1947)
Scherzo à la russe (version pour jazz band, version pour grand orchestre)
Symphonie en trois mouvements
Karol Szymanowski (1882-1937)
Harnasie, Op. 55
Le Roi Roger, Op. 46
Litania do Marii Panny
Stabat Mater, Op. 53
Symphonie No. 3, Op. 27 “Le Chant de la nuit »
Symphony No. 4 (Symphonie concertante), Op. 60
Mark-Anthony Turnage (né en 1960)
Drowned Out
Momentum
Three Screaming Popes
Ralph Vaughan Williams (1872-1958)
On Wenlock Edge
Songs of Travel
William Walton (1902-1983)
Belshazzar’s Feast
Symphonie No. 1 en si bémol mineur
Anton Webern (1883-1945)
6 Pièces pour orchestre, Op. 6
Kurt Weill (1900-1950)
Die sieben Todesünden
City of Birmingham Symphony Orchestra
Sir Simon Rattle, direction
Un coffret de 52 CD du label Warner Classics 82564610055
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Sergei Prokofiev (1891-1953)
Concerto pour piano No. 1 en ré bémol majeur, Op. 10
10 Pièces de « Roméo et Juliette », Op. 75 (2 extraits)
Maurice Ravel (1875-1937)
Concerto pour piano en ré majeur, « Pour la main gauche »
Pavane pour une infante défunte, M. 19
Andrei Gavrilov, piano
London Symphony Orchestra
Sir Simon Rattle, direction
Un album du label Warner Classics 0825646116614
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Jean Sibelius (1865-1957)
Les 7 Symphonies
No. 1 en mi mineur, Op. 39 ; No. 2 en ré majeur, Op. 43
No. 3 en ut majeur, Op. 52 ; No. 4 en la mineur, Op. 63
No. 5 en mi bémol majeur, Op. 82 ; No. 6 en ré mineur, Op. 104
No. 7 en ut majeur, Op. 105
Berliner Philharmoniker
Sir Simon Rattle, direction
Un livre-disques de 3 CD, 1 Blu-ray Audio et Blu-ray Vidéo du label Berliner Philharmoniker Recordings BPHR 150071
Acheter l’album sur le site du label Berliner Philharmoniker Recordings ou sur Amazon.fr – Télécharger l’album en haute-définition sur Qobuz.com
Photo à la une : © DR