Le thème pathétique qui ouvre la Sonate en fa dièse mineur de Schumann résonne toujours dans mon imaginaire sous les doigts de Vladimir Sofronitsky. Ce chant altier et tourmenté qui roule sur un océan de tempête contenu par les figures obsessives de la main gauche ne peut venir que de lui, et pourtant bien d’autres pianistes auront montré leur génie dans cette Première Sonate, de Magda Tagliaferro à Catherine Collard en passant par Gilels et Arrau. Mais rien n’y fait, ce sont les précipices et les éclats de Sofronitsky qui me reviennent toujours en mémoire.
Il faut bien avouer que l’œuvre semble écrite pour lui, alliage improbable et si schumannien de pure folie déclamatoire et d’instants de retrait vertigineux. Ce temps dramatique et musical si discontinu exige un génie particulier dans lequel son jeu abrupt et profond s’incarne. Sommet, le Finale, où le temps musical devient si fuyant, où le discours se construit contre la continuité, où une foule de personnages paraissent, carnaval de l’étrange. Ce vertige des idées et des visages, Sofronitsky s’en empare avec cette rage absolue, cette manière d’épuiser le clavier, d’aller au-delà de l’instrument car l’instrument est devenu son corps, son corps harmonique, musical : écoutez seulement le decrescendo inouï de la seconde section, et ce chant amer qui suit avant la terrible malédiction qui monte du grave du clavier : c’est une incantation, de la magie noire, ce n’est plus du piano.
Cette Sonate en fa dièse mineur enregistrée le 13 mai 1960 devant le public d’habitués que le pianiste réunissait souvent dans la Petite Salle du Conservatoire de Moscou nous revient dans le cadre d’un coffret de 5 CD offrant deux concerts dans leur intégralité et des extraits de certains autres, en rien l’édition complète, intègre et intégralissime du legs sonore de Sofronitsky que Melodiya se doit d’éditer (il ferait bien d’en faire autant avec ceux de Grinberg, Ginzburg, Yudina et Neuhaus).
Mais comment ne pas souligner la qualité des remasterings ? Pour ceux qui ont connu au temps du microsillon le triple album qu’Eurodisc avait consacré à ce pianiste mythique, ils retrouveront ici sa stupéfiante qualité sonore, réduite auparavant à l’état de spectre dans la grande édition Melodiya qui alignait ses coffrets à la surprenante odeur de colle de poisson.
Cet avant-goût (souhaitons-le) délivre des merveilles, à Schumann d’abondance (Carnaval, sublimissimes Études symphoniques, Fantaisie arrachée, mais comme les Kreisleriana nous manquent !), à Scriabine tout autant, quelques Schubert, la géniale Dante de Liszt, une Fantaisie de Mozart à tomber, probablement la plus singulière 7e de Prokofiev juste devant celle de Richter, des Rachmaninov, Liadov, Chostakovitch et … quelques Chopin absolument ravageurs, exaltés, visionnaires à l’égal de ceux de Cortot – Sofronitsky le vénérait – à sa grande époque.
L’éditeur ajoute le film d’Andreï Kontchalovski, qui assemble les témoignages de ses élèves et s’illustre de portraits et de photographies – Sofronitsky était une beauté absolue, enfant, jeune homme et jusque dans ses dernières années venues trop tôt. Le père du cinéaste était peintre, intime de la famille du pianiste, Andreï enfant le côtoya longuement. Un jour où Richter et Sofronitsky s’enivraient de concert, le second déclara au premier qu’il était un génie. Richter lui répondit : « Vous êtes Dieu ». Il avait raison.
LE DISQUE DU JOUR
Vladimir Sofronitsky
Concert Recordings
Robert Schumann (1810-1856)
Fantaisie pour piano en ut majeur, Op.17
Études symphoniques en forme de variations, Op. 13
Arabesque, Op. 18
Sonate pour piano No. 1 en fa dièse mineur, Op. 11
Carnaval, Op. 9
Fantasiestücke, Op. 12 (1 extrait : 1. Des Abends)
Fantasiestücke, Op. 12 [extrait : No. 1 en si bémol mineur (Sehr markiert)]
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Fantaisie en ut mineur, K. 475
Fantaisie en ut mineur, K. 396
Franz Schubert (1797-1828)
4 Impromtus, D. 899 (2 extraits : No. 3 en sol b majeur, No. 4 en la b majeur)
Frédéric Chopin (1810-1849)
2 Nocturnes, Op. 15 (2 extraits : No. 1 en fa majeur, No. 2 en fa dièse majeur)
Scherzo No. 1 en si mineur, Op. 20
Scherzo No. 2 en si bémol mineur, Op. 31
Alexandre Scriabine (1872-1915)
Sonate No. 4 en fa dièse majeur, Op. 30
Poème tragique, Op. 34
Valse en la bémol majeur, Op. 38
12 Études, Op. 8 (2 extraits : Nos. 11 et 12)
Sonate No. 8, Op. 66
Sonate No. 5, Op. 53
Sonate No. 9, Op. 69
Sonate No. 10, Op. 70
2 Poèmes, Op. 32
2 Poèmes, Op. 69
Masque, Op. 63 No. 1
Mazurka en fa dièse majeur, Op. 40 No. 2
Sergei Rachmaninov (1873-1943
Moments Musicaux, Op. 16 (extraits : No. 5 en ré b majeur, No. 2 en mi b mineur)
Franz Liszt (1811-1886)
Après une lecture du Dante
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Sonate pour piano No. 7 en si bémol majeur, Op. 83
etc.
Vladimir Sofronitsky, piano
Un coffret de 5 CD et 1 DVD Melodiya MELCD 1002312
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Photo à la une : © DR