Un Ivan Le Terrible où littéralement les images d’Eisenstein se superposaient à la musique de Prokofiev dont elles semblaient émaner avait signé l’année passée le début du cycle Prokofiev entrepris par Tugan Sokhiev avec « son » Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, qu’il quitte d’ailleurs cette saison, accaparé par le Bolchoï et par l’Orchestre du Capitole de Toulouse. Pourra-t-il jamais achever ce projet ?
Les dates d’enregistrement des deux œuvres du second volet laissent quelque espoir : la Suite Scythe a été enregistrée en 2013, la 5e Symphonie en 2014. Et quelle 5e Symphonie ! Drue, violente, plus tendue qu’aucune autre depuis celle légendaire de Rozhdestvensky, avec ce mélange d’ironie mordante et de brio orchestral tenu dans une même gangue de rythmes inextinguibles et montrant une science dramatique qui compose avec art les humeurs si différentes des quatre mouvements.
La Suite Scythe surprend par le raffinement des textures et la magie d’un geste de conteur plutôt que par l’éclat tranchant, comme si Sokhiev la rêvait par instant. C’est envoûtant, cela me rappelle la manière dont Walter Susskind la dirigeait – je l’ai vu lui donner ce même espace de songe trouble et barbare à l’Orchestre de Paris, heureusement il l’a enregistré avec l’Orchestre Philharmonique de Londres, un microsillon qui n’a jamais été réédité en CD – faisant tout culminer vers l’éblouissement final. Ceux qui veulent leur Suite Scythe absolument barbare en resteront à Doráti (Mercury) ou à Markevitch, mais il me semble que Sokhiev va bien plus loin ici, dépassant le seul manifeste sonore pour pénétrer dans les secrets de cet orchestre-monde.
A peine le disque de Tugan Sokhiev entendu, voici que RCO Live publie un enregistrement en concert datant de septembre 2014 où Mariss Jansons retrouve cette 5e de Prokofiev qu’il enregistra jadis avec l’Orchestre Philharmonique de Leningrad pour Chandos, un de ses premiers disques (une seconde version avec Oslo pour EMI, plus cursive avait apporté un tout autre éclairage).
La splendeur de l’orchestre est évidemment suffocante, offrant des textures harmoniques d’une somptuosité irrésistible comme jadis sous la baguette de Vladimir Ashkenazy (une des toute grandes versions de l’œuvre captée avec art par les ingénieurs de Decca), mais le propos de Jansons diffère radicalement de celui qu’il avait développé à Leningrad. Il inscrit la Cinquième dans le grand livre de la symphonie russe sous Staline, multiplie les échos avec l’univers de Chostakovitch, éloigne les modernismes de l’œuvre au profit d’un discours plus lyrique. C’est de bout en bout magnifique et luxueusement réalisé, mais soudain il me manque cette vertu qui faisait tout le prix du geste de Tugan Sokhiev avec sa phalange bien plus modeste : la tension.
LE DISQUE DU JOUR
Sergeï Prokofiev (1891-1953)
Symphonie No. 5
en si bémol majeur, Op. 100
Suite scythe, Op. 20,
“Alla et Lolly”
Deutsches Symphonie-
Orchester Berlin
Tugan Sokhiev, direction
Un album du label Sony Classical 8875185152
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Sergeï Prokofiev
Symphonie No. 5
en si bémol majeur, Op. 100
Concertgebouw Orchestra, Amsterdam
Mariss Jansons, direction
Un album du label RCO Live RCO16002
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Photo à la une : © DR