Le 5 juin dernier, Martha Argerich fêtait ses soixante-quinze ans. Son legs discographique, dispersé entre quantité d’éditeurs, n’aura pas permis d’assembler un de ces forts coffrets rétrospectifs qui souligne les années passées, mais chacun de son coté y va de son hommage.
Deutsche Grammophon, son éditeur historique, publie un double album regroupant des enregistrements de jeunesse réalisé pour la WDR de Cologne. En 1960, elle avait dix-huit ans ! Et c’est miracle de la voir si aventureuse de doigts et de sonorité et pourtant si juste de style que ce soit chez Mozart qu’elle fréquenta trop peu, Beethoven – une incroyable 7e Sonate – ou dans ce XXe siècle qui la trouve absolument chez elle. On pourra parfois préférer les gravures mieux captées par les ingénieurs de la WDR à celles plus tardives pour DGG. C’est vrai pour Gaspard de la nuit et pour la Toccata ou la Troisième Sonate de Prokofiev, plus vrai encore pour une Sonatine de Ravel irréelle. Sept ans plus tard, une Septième Sonate de Prokofiev emporte tout sur son passage, irrésistible. Mais pourtant elle y fut encore plus libre, plus « recréatrice » lors d’un concert à New York l’année précédente.
Sony regroupe dans un de ces coffrets célébrant les pochettes originales tout ce qu’Argerich aura gravé sous son étiquette. Un album Schumann fiévreux et subtil pourtant – Fantaisie, Fantasiestücke Op. 12 – la montre au sommet de son art en 1976, disque magique, inusable, où se résume l’essence de l’univers schumanien. En duo avec Ivry Gitlis, elle fait paraître un faune dans la Sonate de Debussy et met un orchestre pour le violoniste dans celle de Franck, alors que pour la flûte ailée de James Galway dans la même œuvre, son clavier se fait adamantin, évocateur, incroyablement léger comme pour la Sonate de Prokofiev d’ailleurs. Ce mystère d’une identité sonore qui joue au caméléon mais que l’on reconnait immédiatement n’en finit pas d’étonner tout au long de ces disques, même lorsque le distinguo est particulièrement subtil : elle ne fait pas résonner son clavier de la même manière dans le 2e de Beethoven ou l’étourdissant Concerto en ré majeur de Haydn, disque un peu oublié où Nona Liddel l’aide à diriger du clavier le London Sinfonietta : le Rondo à la hongroise du Haydn, où elle revisite avec un pur génie la cadence de Landowska, est une des perles de sa discographie.
Tout comme la Burleske de Richard Strauss, jouée avec un feu contagieux et une imagination dans les phrasés, une fantaisie dans les traits dont Abbado se régale : on n’avait pas fait mieux depuis l’enregistrement de Claudio Arrau qui s’y montrait tout aussi génial, ébrouant ce rire pianistique avec des nuances démoniaques que Busoni n’eut pas désavouées : Argerich y ajoute une élégance dans les traits post-baroque, des façons, des grâces, tout un vocabulaire de charme. Quand au Prométhée de Scriabine, il est entré dans la légende. Aussi fulgurant soit-il, il lui manque à mon goût la tension, le souffre, la dimension cosmique que seuls Alexander Goldenweiser et Nikolai Golovanov y avaient dévoilés, plutôt du fait d’Abbado d’ailleurs. Mais quel piano-flamme !
Alors qu’UBS annonce son retrait du soutien financier qu’il octroyait depuis des années au Festival de Lugano, Warner édite les échos de l’édition 2015. Je ne doute pourtant pas qu’un nouveau mécène sauvera cette fête de musique qui rayonnait de tous ses feux en juin dernier.
Au sommet, une lecture fauviste d’un des ultimes chefs-d’œuvre de Debussy, En blanc et noir (1915, contemporain des Études et des Sonates), où elle retrouve Stephen Kovacevich. Ils vont bien plus loin et bien plus librement dans les splendeurs sonores de ce triptyque qu’en leur gravure de studio pour Philips en 1977, retrouvant les fulgurances et l’éclat qu’y mirent jadis Claude Helffer et Haakon Autsbö. Mais évidemment, ce sont les amis qui emportent la palme : admirable Lilya Zilbertsein conduisant le Quintette de Ries avec un style parfait ; magnifiques d’élan et de caractère, Sergio Tiempo et Karin Lechner, duo fraternel pour une très éloquente Sonate de Poulenc ; doublé de Trios de Brahms (l’alto se substituant au cor pour le mi bémol) très assombris, jouant la nostalgie ; miroitant Second Trio de Turina par les Margulis ; et lorsque la lionne rejoint Lilya Zilberstein pour les Études en canon de Schumann ou Alexander Moguilevsky pour les Variations D. 813 de Schubert, la fête se fait émotion.
Deux coups d’éclats : le Portena pour deux pianos et orchestre de Bacalov qui paye sa dette à Piazzolla et dont Argerich et Hubert se régalent, claviers fusants, rageurs, ou poètes, puis les Danses d’Estancia de Ginastera où Griguoli fait entrer tout l’orchestre sauvage du ballet dans trois pianos. Cette folie argentine est irrésistible.
LE DISQUE DU JOUR
Martha Argerich
Early Recordings (WDR-Köln, 1960 & 1967)
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Sonate pour piano No. 18
en ré majeur, K. 576
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 7
en ré majeur, Op. 10 No. 3
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Sonate pour piano No. 3 en la mineur, Op. 28
Sonate pour piano No. 7 en si bémol majeur, Op. 83
Toccata, Op. 11
Maurice Ravel (1875-1937)
Sonatine
Gaspard de la nuit
Martha Argerich, piano
Un album de 2 CD du label Deutsche Grammophon 0002894795978
Acheter l’album sur le site du label Deutsche Grammophon ou sur Amazon.fr – Télécharger l’album en haute-définition sur Qobuz.com
Martha Argerich
The Complete Sony Recordings
Sergei Prokofiev (1891-1953)
Sonate pour flûte et piano
en ré majeur, Op. 94
César Franck (1891-1953)
Sonate pour violon et piano
en la majeur, FWV 8 (arr. pour flûte)
Sonate pour violon et piano
en la majeur, FWV 8
Claude Debussy (1862-1918)
Sonate pour violon et piano en sol majeur, L. 140
Robert Schumann (1810-1856)
Fantaisie pour piano en ut majeur, Op. 17
Fantasiestücke, Op. 12
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Concerto pour piano No. 2 en si bémol majeur, Op. 19
Joseph Haydn (1732-1809)
Concerto pour clavier No. 11 en ré majeur, Hob. XVIII:11
Richard Strauss (1864-1949)
Burleske pour piano et orchestra en ré mineur, TrV. 145
Alexandre Scriabine (1872-1915)
Prométhée – Le Poème du feu, Op. 60
Martha Argerich, piano
James Galway, flûte
Ivry Gitlis, violon
London Sinfonietta (Beethoven, Haydn)
Berliner Philharmoniker (Scriabine, Strauss)
Claudio Abbado, direction (Scriabine, Strauss)
Un coffret de 5 CD du label Sony Classical 8985320352
Acheter l’album sur Amazon.fr – Télécharger l’album en haute qualité sonore sur Qobuz.com
Martha Argerich and Friends
Live from Lugano 2015
Johannes Brahms (1833-1897)
Trio pour alto, violon et piano en mi bémol majeur, Op. 40
Ilya Gringolts, violon – Nathan Braude, alto – Alexander Mogilevsky, piano
Scherzo en ut mineur, WoO posth. 2
Mayu Kishima, violon – Akane Sakai, piano
Trio pour clarinette, violoncelle et piano en la mineur, Op. 114
Paul Meyer, clarinette – Gautier Capuçon, violoncelle – Nicholas Angelich, piano
Robert Schumann (1810-1856)
6 Études en forme de canon, Op. 56 (version 2 pianos)
Martha Argerich, Lilya Zilberstein, piano
Franz Schubert (1797-1828)
8 Variations en la bémol majeur, Op. 35, D. 813
Martha Argerich, Alexander Mogilevsky, piano
Ferdinand Ries (1784-1838)
Quintette en si mineur, Op. 74
Andrey Baranov, violon – Lyda Chen, alto – Jing Zhao, violoncelle – Enrico Fagone, contrebasse – Lilya Zilberstein, piano
Joaquín Turina (1882-1949)
Trio pour piano No. 2 en si mineur, Op. 76
Alissa Margulis, violon – Natalia Margulis, violoncelle – Jura Margulis, piano
Béla Bartók (1881-1945)
Danses populaires roumaines (arr. Szekely)
Géza Hosszu-Legocky, violon – Martha Argerich, piano
Claude Debussy (1862-1918)
En blanc et noir, L. 134
Martha Argerich, Stephen Kovacevich, piano
Luis Enriquez Bacalov (né en 1933)
Porteña
Martha Argerich, Eduardo Hubert, piano – Orchestra della Svizzera Italiana – Alexander Vedernikov, direction
Francis Poulenc (1899-1963)
Sonate pour deux pianos, FP 156
Sergio Tiempo, Karin Lechner, piano
Philip Glass (né en 1937)
Suite d’après la musique de film composée pour « Les enfants terribles » (arr. for 3 pianos)
Alberto Ginastera (1916-1983)
Estancia, Op. 8a (arr. for 3 pianos)
Giorgia Tomassi, Carlo Maria Griguoli, Alessandro Stella, piano
Un album de 3 CD du label Warner Classics 82564628549
Acheter l’album sur Amazon.fr – Télécharger l’album en haute-définition sur Qobuz.com
Photo à la une : © Erich Auerbach/Deutsche Grammophon