16 décembre 1966, Bucarest : Monique de La Bruchollerie se lance dans les cascades d’accords andalous qui ouvrent l’Andante du Concerto « L’Égyptien » de Saint-Saëns, y dispensant un feu et une énergie hors du commun. Deux jours après, à la Philharmonie de Cluj, elle délivre une lecture fiévreuse, pleine de timbres et de contrechants, des Variations symphoniques de Franck, leur faisant quitter à jamais leur médiocre grisaille. En bis, une Cathédrale engloutie de Debussy impressionnante de concentration, une vision. Après le concert, reprenant la route qui la menait de Cluj à Zagreb via Timisoara, la pianiste française fut victime d’un tragique accident de voiture qui la priva de l’usage de ses deux mains. Que cela soit survenu sur le sol de cette Roumanie qu’elle aimait tant, où ses collaborations régulières avec George Georgescu et Ionel Perlea ont produit tant de grands moments de musique, n’en rend ce terrible arrêt du destin que plus inhumain.
Cette carrière brisée en plein vol explique en partie pourquoi, dans la mémoire de bien des mélomanes français, Monique de La Bruchollerie n’est plus qu’un nom. Des disques trop rares – elle considérait l’enregistrement phonographique comme un leurre – consentis à deux éditeurs qui l’ont oubliée de son vivant, Pathé et Vox, ont achevé de réduire son art dans un silence assourdissant que brisa Renaud Machart en 2005, publiant un plein album puisant dans les enregistrements en concert thésaurisés dans les archives de l’INA : une stupéfiante – interprétation n’est pas le mot, disons plutôt recréation – de la Sonate de Dutilleux donnée au Théâtre des Champs-Élysées en mars 1962 remit les pendules à l’heure. Monique de La Bruchollerie reprenait sa place au Panthéon des pianistes français.
Français, vraiment ? Ce plein jeu où toute l’énergie du corps diffuse une myriade de timbres et produit un son d’orchestre n’a en tout cas rien à voir avec la technique digitale prisée par une certaine partie du Conservatoire. Heureusement, de La Bruchollerie échappa à Marguerite Long, affermissant ses convictions musicales et son art d’interprète avec Isidor Philipp qui savait ce que signifiait faire sonner un piano.
Car c’est la plénitude du son – je songe souvent à Gilels en l’entendant – qui arrête d’abord à l’écoute des neufs disques et du DVD assemblés à partir des archives de la famille que publie aujourd’hui Meloclassic. La variété des timbres, la profondeur du jeu polyphonique, l’extrême variété des registres sont emportés par des tempos vifs, un rythme flamboyant. Aussi pensées que soient ses interprétations, Monique de La Bruchollerie les bouscule dans l’urgence du concert, multipliant des fulgurances sidérantes qui abondent tout au long des douze heures de musiques collationnées ici. Littéralement, je n’ai cessé d’être happé par l’invention de ce jeu, sa variété, son intelligence qui sait déterminer jusqu’où peut aller une certaine improvisation dans le respect de la structure de la partition.
Cet art de timbrer est le fruit d’une réflexion incessante sur les doigtés – pensés d’abord pour faire sonner l’œuvre et non pas pour alléger les difficultés d’un texte en les répartissant au mieux des capacités des deux mains. Mais cette ardeur visionnaire de la conception stylistique et architecturale des œuvres, d’où la tenait-elle ? De Philipp, mais d’abord probablement d’elle-même, car il y a une part innée dans son art.
Son Beethoven altier me rappelle immanquablement celui d’Yvonne Lefèbure, faisant fi du beau son pour s’immerger dans la fournaise. Admirables les 4e et 5e Concertos, tendues, fulgurantes, les Sonates Op. 109 et 110 où l’urgence des phrasés, la matière même du son, bronze et or, rappelle l’ardeur d’un Gilels. Les Schumann sont sombres, intenses, tenus – la Première Sonate est un modèle d’esprit, de puissance maîtrisée – les Chopin parfaitement construits – une 4e Ballade d’anthologie, un Concerto en fa endiablé, mené grand train par Ionel Perlea, dont je me demande bien pourquoi Vox le garda inédit, une Troisième Sonate d’une hauteur spirituelle pas entendue depuis Lipatti. Tout l’album, malgré des sources sonores variées, est marqué de cette même puissance suggestive.
Sur le dernier CD, une gravure inédite de la Sonate de Dutilleux, enregistrée à des fins d’usage privé en 1950, révèle un état intermédiaire de l’œuvre. Dutilleux envoyait à mesure ses corrections à Monique de La Bruchollerie qui les essayait pour voir comment cela sonnait. La comparaison avec la mouture quasi définitive de l’œuvre donnée douze ans plus tard au Théâtre des Champs-Élysées, est simplement fascinante : on entre dans l’atelier de l’artiste.
Le coffret montre tout l’ambitus du répertoire de l’artiste : des classiques – les deux concertos de Mozart – 20 et 23 – qu’elle jouait comme touchée par la grâce sont données ici dans des captations en concert où elle apparait bien plus libre que dans le disque Vox, des Haydn piquants à Dutilleux, en passant par Chopin, Schumann, Brahms, Mendelssohn. De Bach – son Concerto en ré mineur, l’autre d’après Vivaldi, le Choral « Wachet auf » dans la mouture de Philipp – à Bartók en passant par ce Troisième de Rachmaninov insensé que lui dirige Ernest Ansermet à Boston (hélas une face des disques gravés en direct manque dans le premier mouvement), le portrait est décidément complet.
Et voir cette femme frêle et élégante, souvent éprouvée par la maladie, enflammer le Premier Concerto de Tchaikovski s’avère aussi exaltant qu’émouvant, comme d’entendre sa voix rapide et subtile, où passe dans le chant des mots un esprit français qui s’est perdu, dans une interview au micro d’André Peyrègne. Oui, décidément, Monique de La Bruchollerie était un génie. Merci à sa fille Diane d’avoir assemblé cet hommage qui sera, je l’espère, pour beaucoup, une révélation. Que soit aussi remerciée la courageuse bande qui a permis cette édition : Anne Baud, Claude Fihman, Philippe Morin, Frédéric Gaussin, Charles Timbrell et Michael Waiblinger.
LE DISQUE DU JOUR
Monique de La Bruchollerie, piano
100 Anniversary Edition
Œuvres de J. S. Bach, Balbastre, Bartók, Beethoven, Brahms, Chopin, Chostakovitch, Clementi, Daquin, Debussy, Dutilleux, Falla, Franck, Haydn, Ibert, Mendelssohn, Mozart, Prokofiev, Rachmaninov, Saint-Saëns, Schubert, Schumann, Szymanowski, Tchaikovsky, Vallier, Villa-Lobos
Ce coffret se distingue par de nombreux enregistrements originellement réalisés en studio issus de divers labels (HMV, Vox, etc.), et non publiés.
Un coffret de 9 CD et 1 DVD du label Meloclassic MC1034
Acheter l’album sur le site du label Meloclassic
Photo à la une : © DR