C’est très simple, pour savoir si un pianiste a tout compris de l’univers de Chopin, écoutez simplement comment il joue les Mazurkas de l’Opus 6. Si les rythmes de la danse s’y accordent avec le charme mélodique, si derrière la pulsation la mélancolie ou la fantaisie paraissent, si les deux s’équilibrent dans un dialogue où une polyphonie naturelle rayonne sans jamais distendre le tempo, alors vous aurez la confirmation.
Pour Đặng Thái Sơn, fils d’un poète vietnamien célèbre et d’une mère pianiste francophile qui avait étudié à Paris avec Isidor Philipp, je n’avais jamais eu le moindre doute. A l’automne 1980, il méduse le jury du Concours Chopin de Varsovie. Premier Prix. Le seul concours qu’il aura jamais tenté : né pour Chopin, je vous le dis !
Mais la discrétion de sa personne, et sa gentillesse naturelle, ne l’ont guère armé pour cette Europe d’impresarios et de majors du disque. Đặng Thái Sơn devint pour le vieux continent un nom, à peine un souvenir, comme avant lui Kun Woo Paik. Et pour moi-même également, jusqu’à ce que, toqué en ce pluvieux mois de juin, je fus pris par une fringale de Miroirs de Maurice Ravel. Je retrouvais les siens, et, stupeur, une note écrite au revers du booklet : « ne pas oublier ». J’avais oublié. Je fouillais ma discothèque, mais trouvais si peu de choses de lui.
Finalement Facebook fut mon ange, je lui écrivis, il me répondit du tac au tac, et deux semaines après j’avais certains de ses disques à la poste. Dont ces Mazurkas si éloquentes et si pudiques, où le génie harmonique de Chopin rayonne sans oublier la danse, une perfection qu’avaient seulement trouvé avant lui quatre pianistes, tous polonais : Henryk Sztompka, Halina Czerny-Stefańska, Andrzej Wasowski et André Tchaikowsky.
Pour la pureté du jeu, pour l’intelligence des phrasés, pour le contrôle des timbres et l’élégance des dynamiques, Đặng Thái Sơn est imparable et il aura attendu longtemps pour enregistrer ce qui reste au fond le plus complexe et le plus savant ensemble produit par Chopin au long de son existence : 2009 ! Dans la même grande enveloppe sommeillaient une intégrale des Nocturnes et une autre des Valses, affichant en couverture sa frimousse de jeune homme.
Ah, ces Valses, enregistrées en 1997, fraiches, fusantes, pleines d’esprit sans être jamais bavardes, où les doigts se cabrent sous des poignets souples qui font batterie, merveilles insensées, absolument l’anti-Lipatti et pourtant « lipattiennes » par la pureté du trait, l’air dans les cordes, le clavier juste, timbré précisément mais sans appui, l’harmonie en écho dans le rythme, la science et l’art, avec ce brio de la jeunesse qui ose aller à la charge à coups de talon, quel plaisir, quelle liberté !
Et les Nocturnes dits comme des octosyllabes, calibrés en déclamation dans des nuits de pleine lune, dont la moindre oscillation semble pesée par des doigtés dictés par les Dieux ! Cet art ! Si aujourd’hui un éditeur n’offre pas à Đặng Thái Sơn d’enregistrer tout Chopin, ce sera péché mortel. Ou bien alors, une édition complète de tous ses (nombreux) Chopin sur RCA Japon?
LE DISQUE DU JOUR
Frédéric Chopin
(1810-1849)
Les Mazurkas (Intégrale)
Un album de 2 CD
du label Victor Japan VICC 80733-4
Frédéric Chopin
(1810-1849)
Les Valses (Intégrale)
Un album
du label Victor Japan VDC 1356
Frédéric Chopin
(1810-1849)
Les Nocturnes (Intégrale)
Un album de 2 CD
du label Victor Japan VICC 75913-4
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Đặng Thái Sơn, piano
Photo à la une : © Hirotoshi Sato