Le public du Concours Tchaïkovski ne s’est guère trompé, et certainement pas lorsqu’il aura fait fête à un jeune homme de vingt-cinq ans après que celui-ci a fait sourdre de son clavier l’un des plus incroyables Scarbo depuis celui de Samson François.
Sony lui offrira dans la foulée son premier disque, prenant au cours d’un concert donné en novembre 2015 Salle Cortot et autour de celui-ci, tout un programme éclectique où justement paraît ce stupéfiant Gaspard de la nuit, avec cette fois un Scarbo plus tenu, moins immédiatement fascinant que celui du concours, mais cette Ondine, ce Gibet, quel saisissement !
Une poignée de Sonates de Scarlatti finement menées, une Méphisto-Valse un peu vite expédiée n’en disaient pas beaucoup plus ; au contraire la 4e Ballade de Chopin – cette épreuve pour tout jeune pianiste – sentie, parfaitement amenée, jouée d’abord comme un poème, attestait qu’en plus d’une personnalité, l’artiste savait construire : la beauté des timbres dolce n’oubliait jamais la ligne. Au fond, cette Ballade aura été la vraie consécration de ce premier opus dont j’avais retardé la chronique. Je m’apprêtais à l’écrire lorsque Sony annonça un second disque dont déjà le programme m’épatait : la redoutable Toccata en ut mineur de Bach, la 7e Sonate de Beethoven et l’Opus 5 de Medtner !
Cette fois, on n’est plus en public, Cécile Lenoir a posé ses micros dans l’acoustique singulière du Studio 1 de la Funkhaus de Berlin, Lucas Debargue joue un Bechstein qui a des registres, de l’espace, un grain bien moins brillant que les Steinway, mais aussi une profondeur de timbre et un médium très plein qui vont comme un gant à la grande Sonate Op. 5 de Medtner. La Toccata de Bach se déroule d’un trait, simple, évidente, et montre un écueil : pas assez de couleurs, pas assez de variété de toucher, sacrifiés à une construction parfaite mais qui tourne un peu à vide.
La si complexe Sonate en ré majeur où Beethoven fait entrer pour la première fois tout son orchestre dans le piano – alors que dans la 4e, il avait élargi la structure de la sonate jusqu’à la faire symphonie, mais symphonie de piano seulement – le montre tour à tour inspiré puis en retrait : le Presto est un modèle, même si les humeurs pourraient en être plus vives et le style plus improvisé. Le Largo e mesto le trouve un rien morne, souligne un défaut de son jeu : il ne projette pas, ce qui paraît plus encore dans un Scherzo qui manque de simplicité, où les doigts font assaut de style, toutes scories qui disparaissent pour le Rondo commencé avec une sorte d’amusement puis filé avec une déconcertante légèreté. Comme c’est joué !
Ce n’est pourtant rien à côté de la grande Sonate que Medtner acheva en 1903, vaste partition d’une complexité agogique à laquelle répond une perfection formelle qu’il faut pouvoir y lire. Elle n’est pas la plus courue par les pianistes, qui lui préfèrent, la Sonata Reminicenza ou celle inspirée par le poème de Tioutchev, « Le vent nocturne », elle ne se livre pas, plus sombre de couleurs, plus épurée de dessin, avec jusque dans la profusion une volonté de ne pas briller qui modèle son univers dans le medium du clavier. Sa couleur globale est celle d’un grand alto, le Bechstein joué ici semble l’instrument idéal pour son lyrisme secret. Et ne barguignons pas, Debargue y est prodigieux de fluidité, d’invention, de présence, avec une conscience si aiguë de la forme où Bach sembla omniprésent, qu’enfin on perçoit la grande sonate qu’est déjà en lui-même le premier mouvement. Cette familiarité avec l’une des œuvres pianistiques les plus complexes – d’harmonie, de virtuosité sans esbroufe, de poésie, de construction – qu’ait vu naître le début du XXe siècle, me sidère chez ce jeune homme de vingt-six ans. D’où lui vient cette compréhension si évidente du génie de Medtner ? De son professeur Rena Cherechevskaïa ? Probablement, mais d’abord de sa propre singularité d’artiste, de sa curiosité, de sa part de génie qu’il faudra suivre disque après disque, en espérant bien que Medtner lui devienne une obsession.
LE DISQUE DU JOUR
Domenico Scarlatti (1685-1757)
Sonate pour clavier en la majeur, Kk. 208
Sonate pour clavier en la majeur, Kk. 24
Sonate pour clavier en ut majeur, Kk. 132
Sonate pour clavier en ré mineur, Kk. 141
Frédéric Chopin (1810-1849)
Ballade No. 4 en fa mineur, Op. 52
Franz Liszt (1811-1886)
Méphisto-Waltz No. 1, S. 514
Maurice Ravel (1875-1937)
Gaspard de la nuit
Edvard Grieg (1843-1907)
Pièces lyriques, Op. 47 (extrait : 3. Mélodie)
Franz Schubert (1797-1828)
Moments musicaux, D. 780 (extrait : 3. Allegro moderato)
Lucas Debargue (né en 1990)
Variations sur la Sonate K. 208 de Domenico Scarlatti
Lucas Debargue, piano
Un album du label Sony Classical 88875192982
Acheter l’album sur Amazon.fr – Télécharger l’album en haute-définition sur Qobuz.com
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Toccata en ut mineur, BWV 911
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sonate pour piano No. 7 en ré majeur, Op. 10 No. 3
Nikolaï Medtner (1875-1937)
Sonate en fa mineur, Op. 5
Lucas Debargue, piano
Un album du label Sony Classical 88985341762
Acheter l’album sur Amazon.fr – Télécharger l’album en haute-définition sur Qobuz.com
Photo à la une : © DR