Le 29 octobre 1953, William Kappell disparaissait dans un accident d’avion. On pensait que cette brillante génération de pianistes américains apparue après-Guerre – Janis, Istomin, Fleisher, Glazer, Van Cliburn, Pennario, pourrait, après avoir perdu son génie, échapper aux cruautés du destin.
Lorsque Julius Katchen s’éteignit le 29 avril 1969, cédant à un cancer qu’il aura crânement combattu comme le rappelait Ray Minshull, le producteur de ses ultimes enregistrements, on sut que le destin n’avait pas dit son dernier mot. Qu’un tel talent put s’éteindre à quarante-deux ans (et Kappell disparaître à trente et un !) provoqua un séisme … en France où Katchen s’était installé, parisien depuis ses vingt ans, marié à Arlette Patoux, menant une vie sociale débridée.
Son legs discographique, parfois terni par quelques captations trop mates qui déparaient sa sonorité, défaut que les remasterings de la présente édition corrigent, donnant plus d’espace à son piano si opulent en timbres, sera resté dispersé et pour finir devenu quasi inaccessible jusqu’à ce que Cyrus Meher-Homji qui signe l’excellent texte du nouveau coffret, en propose une vaste anthologie en huit double volumes qui complétaient une intégrale du piano de Brahms demeurée plus ou moins disponible, justement mythique. Hélas, elle ne fut réservée qu’au marché australien !
D’ailleurs, avant la parution de cette somme Brahms, gravée au long des années soixante, le talent de Julius Katchen n’était pas si évident pour la critique, sinon pour le public. Pour les journaux de Lutèce, il ne faisait pas si bon que cela être un Américain à Paris. Au point d’ailleurs qu’après sa mort Julius Katchen entra illico dans un purgatoire dont le disque l’extirpa grâce à Tom Deacon, l’auteur de l’encyclopédique série des Great Pianists of the 20th Century.
Des opus concertants aussi brillants que saisissants montraient l’entendue de son répertoire, de Beethoven à Ravel, la Sonate de Ned Rorem (et hélas pas celle de Copland, qu’il joua, le compositeur l’adoubant), la 12e Rapsodie de Liszt illustraient à quel grand écart de style et de propos le jeune homme pouvait parvenir, mais il y avait plus et mieux : une première mouture de la 3e Sonate de Brahms gravée en 1949, révélait soudain le grain incroyable de ce piano d’ombre et de lumière, tout en timbres profonds et profus.
Finalement, il aura fallu attendre 2016 pour qu’enfin Decca offre l’intégrale de l’héritage d’un artiste qui lui resta fidèle, dument édité, parfaitement présenté, auquel ne manque qu’un soupçon de documentation supplémentaire. Le bonheur aurait été parfait si le livret avait comporté plus de photographies et les disques affiché les magnifiques pochettes originales, les albums de Katchen ayant illustré l’évolution des styles entre les designs très colorés et illustratifs des années cinquante et les photos de l’artiste qui envahirent le recto des microsillons à compter de l’ère stéréophonique, belle occasion manquée de faire l’ouvrage parfait.
Mais si l’on n’a pas tout à fait le flacon, on a assurément l’ivresse ! Ce Concerto pour la main gauche, fuligineux, exalté, tiré des ombres de la mort (bouclé le 28 novembre 1968, cinq mois plus tard quasiment jour pour jour, Katchen n’était plus de ce monde), avec ses cadences parfaitement pures, est le plus irréel, le plus mystérieusement clair qui nous soit resté au disque, comme l’inverse de celui de Samson François), ce sol majeur qui piaffe, István Kertész lui inventant un orchestre en trompette, et dont le Finale marie cravache et swing, où un irrépressible plaisir physique de jouer irradie, quel hommage à la France choisie, aimée ! Je regrette bien qu’il n’ait pas poursuivi avec Gaspard, Miroirs, tristesse de ce qui manquera toujours.
Ces Tableaux d’une exposition croqués sur le vif, un légendaire 2e de Rachmaninov avec Solti, musclé comme un tigre, une lecture définitive des Variations sur un thème enfantin de Dohnányi (avec Boult), grondeuse, où tous les registres si variés du grave de son piano éclatent, une très tenue Fantaisie de Schumann qu’Arrau n’aurait pas désavouée et un Concerto du même qui a fixé pour la stéréophonie de nouveaux standards d’expression, de sentiments, de musicalité, avec l’accompagnement de Kertész et du Philharmonique d’Israël qui en font le baryton d’un Lied, merveilles !
Son Beethoven où sa nature athlétique, l’intensité de son jeu se donnent à plein, est toujours saisissant, nul doute qu’il s’y serait réalisé si Dieu l’avait voulu. Qu’on entende un peu son Empereur malgré l’orchestre de Gamba réglé à la mesure, ou mieux, live, le 4e à Munich avec Jochum ! Car il y a tout de même deux Katchen, celui au studio, et celui en concert où plus rien ne pouvait arrêter cette ligne impérieuse, cette ardeur du jeu, cette énergie de notes qui traçaient la plus pure, la plus évidente des lignes de l’alpha à l’oméga d’une œuvre, ce qu’être pianiste américain signifiait aussi, surtout dans l’Europe d’alors.
Plus rien ne pouvait se discuter au concert, on était emporté, il suffit de comparer son Premier de Brahms avec Kempe et celui pourtant exemplaire de tenue, de son, de propos, que lui accompagna avec une sorte d’évidence désarmante jusque dans la tempête du Maestoso Pierre Monteux pour les micros de Decca. Le concert l’emporte d’évidence.
Ce ne sera pourtant pas une raison pour négliger chaque note du legs Decca qui offre autant de confirmations que de découvertes : les Brahms restent imparables, mais les rares Chopin sont confondants, par l’intelligence d’un piano qui se plie à leurs imaginations sans renoncer à ce qui fait son style et même son ton : du Chopin de concert et pas de cercle, il suffit d’entendre sa Fantaisie, la Troisième Sonate. Et les bis – incroyable Islamey, seul Terence Judd y fera aussi bien après lui, cette Danse du feu ! – indiquent qu’il pouvait tout oser car il en avait, de technique, de goût, d’imagination, les moyens.
De goûts … écoutez un peu ses Mozart, précis, élégants, joués pourtant à plein clavier et sans aucun « perlé », quelques concertos, une pincées de sonates, cela vous dira à quel point il savait ignorer la grâce (le grain de son piano ne fut jamais aérien comme celui de Kempff) pour mieux trouver la ligne qui éclaire tout.
Mais au terme de ce coffret essentiel, Brahms s’impose comme une évidence, de son orchestral, de texte et de notes souvent mystérieux ou prophétique – écoutez les trilles du Finale de la Deuxième Sonate – comme si, immergé dans ce corpus qui avant lui n’en fut pas un au disque (Kempff voulut imposer l’intégrale au temps de la monophonie, et n’obtint pas gain de cause, hélas !), il avait atteint à sa pleine dimension. Le piano solo est immaculé et sombre pourtant, János Ferencsik lui peint un incroyable automne pour le Second Concerto, à mon sens les Sonates avec violon commencées avec Ricci (trop chantant et avec des pailles d’archet), poursuivies avec Josef Suk (références proclamées, mais un peu glacées) n’ont pas tenu les promesses que les Trios réalisent, où János Starker s’ajoute, allégeant son violoncelle, le timbrant en alto, une voix pas un archet, miracle ! Autre miracle, les Sonates de clarinette, restées impubliées car, imprudente, la jeune Thea King les enregistra avec Katchen, alors qu’elle était encore liée par contrat avec le label Summit pour lequel elle les avait déjà gravées avec Nina Milkina. Et les Danses hongroises où Julius Katchen s’adjoint l’excellent Jean-Pierre Marty sont une telle fête de rythmes, de caractères ! C’est tout simple, l’orchestre de Brahms y paraît.
Dans tout ce legs, des doublons existent, utiles pour les Diabelli, moins pour la Troisième Sonate de Brahms dont le sort paraît réglé dés la gravure princeps de 1949, et un seul vrai faux pas paraît : le Concerto de Grieg, sans grâce, en sirop, contre-performance d’autant plus inexplicable que le Schumann des mêmes sessions est fabuleux. Ceci expliquerait-il cela ?
Peu à peu, un autre Julius Katchen paraît aussi. Je vous ai indiqué ce Premier Concerto de Brahms avec l’orage déclenché par Rudolf Kempe à la BBC. Mais Doremi publie un CD disparate de sources, où sonnent une paire géniale : une Deuxième Partita de Bach, sculptée et ailée pourtant, et de Beethoven des Variations sur un thème original (enregistrées pour la Radio Nationale française) : y éclate l’incroyable appétit physique de ce piano, son irrésistible vitalité. Oui, assurément Beethoven aurait été l’avenir de Julius Katchen !
LE DISQUE DU JOUR
Julius Katchen
The Complete Decca Recordings
Œuvres de Balakirev, Bartók, Beethoven, Brahms, Britten, Chopin, Dohnányi, Franck, Gershwin, Grieg, Liszt, Mendelssohn, Moussorgski, Mozart, Prokofiev, Rachmaninov, Ravel, Saint-Saëns, Schubert, Schumann, Stravinski, Tchaïkovski
Un coffret de 35 CD du label Decca 4626240
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Johannes Brahms (1833-1897)
Concerto pour piano No. 1
en ré mineur, Op. 15
Frédéric Chopin (1810-1849)
Ballade No. 3
en la bémol majeur, Op. 47
Franz Liszt (1811-1886)
Méphisto-Valse No. 1, S. 514
Robert Schumann (1810-1856)
Waldszenen, Op. 82 (extrait : 7. Vogel als Prophet)
Isaac Albéniz (1860-1909)
Ibéria, Cahier 2 (extrait : III. Triana)
Julius Katchen, piano
BBC Symphony Orchestra
Rudolf Kempe, direction
Un album du label ICA Classics ICACS 5048
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Johann Sebastian Bach (1685-1750)
Partita pour clavier No. 2
en ut mineur, BWV 826
Ludwig van Beethoven (1770-1827)
32 Variations sur un thème original en ut mineur, WoO 80
Concerto pour piano No. 4
en sol majeur, Op. 58
Sonate pour violoncelle No. 5 en ré majeur, Op. 105 No. 2
Julius Katchen, piano
Pablo Casals, violoncelle
Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise
Eugen Jochum, direction
Un album du label Doremi DHR 7936
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Photo à la une : © Decca