La brise de mer montait ce soir de septembre vers l’Acropole, distillant sur l’Odeon d’Herode Atticus les rumeurs d’Athènes, Tatiana Nikolayeva entrait souriante, réglait son tabouret, puis Bach abolissait l’espace et le temps : le Ricercar a 3 de L’Offrande musicale, comme déambulant entre les étoiles, et soudain, ce staccato impérieux, avant le rêve à nouveau.
Par quelle grammaire secrète cette merveilleuse babouchka parvenait à tirer du clavier ces magies de son ?, mystère. Rattrapé un quart de siècle plus tard par l’écho sonore de ce concert auquel j’avais assisté, me revoilà confronté à ces sortilèges insensés, qui dans l’Allemande de la Quatrième Suite française de Bach semblent ouvrir une seule grande perspective visant à l’infini. Ces timbres de flûtes et de hautbois se mêlent dans une polyphonie où la main gauche serait à elle seule un orgue, tout cela chante du plus piano au plus sostenuto, dans un tempo qui cherche l’éternité, le contraire de la lenteur : l’amplitude. Puis des fifres et des tambours emportaient la Gigue finale. L’air dansait dans le théâtre antique.
Les Études Symphoniques (dans la version de 1852) la trouvent parfois un rien prudente : mais ces écritures en accords sonnent rarement avec autant de profondeur et d’éclat. Rien cependant par rapport aux deux miracles qui suivent, Oiseaux tristes de grande illusion où les doigts caressent un clavier de plume et de cristal, Une barque sur l’océan où la vague engloutit l’esquif qu’était devenu le piano sous ses doigts : il fallait la voir jouer, envelopper le son des épaules aux mains et soudain fondre sur le clavier pour faire sonner l’impact de la lame avec ce sourire rayonnant.
Car si l’art de Nikolayeva était d’une tenue intellectuelle imparable, elle aimait physiquement son instrument, ce que l’on pouvait vérifier encore plus aisément lorsqu’elle donnait le Prélude et Nocturne pour la main gauche de Scriabine comme ce soir-là : un sculpteur à l’œuvre.
Et comme cela chantait dans l’Herode Atticus ! Autant qu’éclatera ensuite l’Appassionato du Poème tragique où passe le souvenir de Sofronitzky qu’elle révérait. L’entendre annoncer les bis de sa voix aussi timbrée que son jeu me met quasiment les larmes aux yeux. Bravo à Jonathan Mayer et David Murphy d’avoir magnifié la captation de Themis Zafiropoulos. Et une bonne nouvelle : First Hand Records poursuivra son exhumation des concerts de Tatiana Nikolayeva. Prochaine étape, L’Art de la fugue enregistré à l’Académie d’Helsinki.
LE DISQUE DU JOUR
Tatiana Nikolayeva
The 1989 Herodes Atticus Odeon Recital, Athens, Greece
16 septembre 1989
Johann Sebastian Bach (1685-1750)
L’Offrande Musicale, BWV 1079 (extrait : Ricercar a 3)
Suite française No. 4 en mi bémol majeur, BWV 815
Robert Schumann (1810-1856)
Études Symphoniques, Op. 13 (version 1852)
Maurice Ravel (1875-1937)
Miroirs, M. 43 (extraits : 2. Oiseaux tristes, 3. Une barque sur l’océan)
Alexandre Scriabine (1872-1915)
Prélude et Nocturne pour la main gauche, Op. 9
Poème tragique, Op. 34
Alexandre Borodine (1833-1887)
Petite Suite (extrait : 1. Dans le monastère)
Modeste Moussorgski (1839-1881)
Tableaux d’une exposition (extrait : 5. Ballet des poussins dans leurs coques)
Sergei Prokofiev (1891-1953)
10 Pieces, Op. 12 (extrait : 7. Prélude)
Tatiana Nikolayeva, piano
Un album du label First Hand Records FHR46
Acheter l’album sur le site du label First Hand Records – Télécharger l’album en haute qualité sonore sur Qobuz.com
Photo à la une : © DR