Yara Bernette est absolument oubliée aujourd’hui, alors même qu’elle fit les beaux jours de la vie musicale de São Paulo, connut une carrière internationale florissante dés les années cinquante – Paris la découvrait en 1955 dirigée par Heitor Villa-Lobos lui-même – enseignant vingt ans durant à la Hochschule für Musik de Hambourg. Le disque ne l’aida guère, il semble bien que son album le plus célèbre – sinon le seul – consenti à Deutsche Grammophon en 1969, fut maudit dès sa première édition : pour loger tous les Préludes de Rachmaninov sur un microsillon, l’éditeur en omit trois, ce qui désespéra un rien cette grande femme aux yeux de biche, discrète par nature, artiste jusqu’au bout des doigts, qu’elle avait longs et fuselés, accordés à ses grandes mains que les écarts du Deuxième de Brahms ou du Troisième de Rachmaninov étaient incapables de mettre à la peine.
C’est donc un petit miracle de voir soudain reparaître cette gravure sobre et intense, et un autre de constater que le timing bien plus généreux du CD lui aura permis de replacer dans leur contexte les trois Préludes sacrifiés (Op. 23 No. 3 et Op. 32 No. 11 et Op. 32 No. 13) au temps de la galette noire.
Qu’admirer le plus ? La composition subtile des couleurs que lui offre un très beau Steinway capté à la perfection dans l’acoustique exacte de la Plenarsaal de la Residenz de Munich (Dieu, que DG enregistrait bien le piano en 1969, il faut dire que la balance d’Heinz Wildhagen était justement légendaire), la maîtrise des tempos dans chaque pièce qui dessine pour les deux cycles une cohérence agogique rarement rencontrée (en fait seulement chez Constance Keene et Dame Moura Lympany), l’exactitude des rythmes où se plie un rubato si savant qu’il passe inaperçu, le naturel des phrasés, l’absence de pathos qui rend d’autant plus émouvant le lied de la section médiane du Prélude en sol mineur (Op. 23 No. 5), la beauté d’une sonorité naturelle où la plénitude du jeu timbré évite toute brutalité ?
En effeuillant cette interprétation parfaite, d’un goût si sûr, où passent le souvenir du grand jeu des pétrisseurs d’ivoire, je me dis que vraiment des artistes d’un calibre incroyable auront peu fréquenté le disque. Claudio Arrau et Arthur Rubinstein, qui furent ses amis et ses « supporters », durent penser de même. Mais voila, grâce à l’entêtement de Cyrus Meher-Homji, le patron de la série Eloquence, Yara Bernette est enfin autre chose qu’un nom, une musicienne admirable, une pianiste consommée, captée ici à l’apogée de son art.
LE DISQUE DU JOUR
Sergei Rachmaninov (1873-1943)
10 Préludes, Op. 23
13 Préludes, Op. 32
Yara Bernette, piano
Un album du label Deutsche Grammophon 4826031 (Collection Eloquence Australia)
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Photo à la une : Parmi du très beau monde, presque toutes les grandes pianistes du Brésil de leur époque, Felicja Blumental, Guiomar Novaes, Souza Lima et Yara Bernette (au centre) réunies autour d’une table, photo magique! – Photo : © DR/ Institut musical brésilien/Annette Celine