Une imbécilité – son mépris affiché crânement pour la musique de Sibelius – aura achevé de ternir la postérité de René Leibowitz, voué d’abord aux gémonies pour être demeuré contre vents et marrées un thuriféraire du dodécaphonisme. Mais voilà, le personnage était bien plus complexe que cela, comme l’illustre son œuvre (écoutez son Concerto pour violon emporté d’un geste par Ivry Gitlis), et une autre facette de son art, la direction d’orchestre.
Au début de l’apparition du CD revint dans un pressage confidentiel l’intégrale des Symphonies de Beethoven qu’il grava en 1961. Elle était passée quasi inaperçue lors de sa première publication, mais ses tempos drastiques, ses phrasés repensés, la radicalité de sa lecture au scalpel, replacés dans le contexte de ces années quatre-vingt où l’on relisait Beethoven, firent rien moins que l’effet d’une bombe.
Leibowitz fut un temps sur toutes les lèvres, d’autant que le Royal Philharmonic Orchestra s’y surpassait, capté avec une pointe de génie par Charles Gerhardt et Kenneth Wilkinson dans l’acoustique glorieuse du Walthamstow Town Hall de Londres. Cette intégrale en avance sur l’évolution de l’interprétation beethovénienne, vous la retrouverez ici, parfaitement remastérisée d’après les bandes originales qui avaient servi à sa seconde édition en CD sous label Chesky. Mais la boîte utile concoctée par Scribendum offre en plus huit galettes reprenant tous les enregistrements consentis au label Reader’s Digest, dessinant un éventail autrement plus large.
On l’oublie trop, mais la discographie de René Leibowitz est une des plus aventureuses, des plus complexes, surtout des plus paradoxales qui soient, faisant voisiner Stravinski et Bizet, Ravel et Auber. Un remarquable ensemble Offenbach où tout était réglé dans un prodigieux mouvement horloger – absent de ce coffret mais réédité par Preiser dont le sommet reste une irrésistible Belle Hélène avec Janine Linda – achève de brouiller les pistes.
Mais les gravures Reader’s Digest, composées au trois quarts de pièces de brio, apportent un autre éclairage. Jamais rien n’y sonne daté, les tempos sont cursifs, chaque mesure éclate d’allant et de caractère, les accents et les phrasés surprennent sans cesse, toute cela produit une grammaire suractive, étonnante. Écoutez seulement L’Apprenti sorcier ou l’Ouverture de la Chauve-souris ! Et parfois le génie paraît, comme pour cette terrifiante Valse-cauchemar de Ravel.
Quelques grands opus laissent entrevoir le sens de la forme, comme une brillante 3e Symphonie de Schumann, ou le disque couplant deux gravures demeurées justement célèbres aux USA, la Jupiter de Mozart et la 9e de Schubert. Plus stupéfiant encore, tout un disque Moussorgski, Tableaux d’une exposition mordants, Une Nuit sur le mont Chauve dantesque. Mais qui se souvient du Concerto de Grieg si lyrique où brillait le jeu subtil d’un (encore) jeune Earl Wild ?
Seul bémol, une lecture éparpillée du Sacre du printemps de Stravinski (j’en avais pourtant gardé un tout autre souvenir) comme si Leibowitz peinait à reconnaître le génie de celui qui fut le rival de son grand modèle, Arnold Schönberg. Et demain, qui nous rendra d’autres incunables de cette discographie si singulière, à commencer par sa très dramatique Alceste de Gluck, jamais reparue depuis le microsillon et où brillait le grand soprano d’Ethel Semser ?
LE DISQUE DU JOUR
The Art of René Leibowitz
Œuvres de Auber, Beethoven, Bizet, Boccherini, Borodine, Chabrier, Chopin, Constant, Debussy, Delibes, Dinicu, Dukas, Dvořák, Falla, Franck, Gade, Gounod, Grieg, Ibert, lppolitov-Ivanov, Leibowitz, Liszt, Meyerbeer, Moussorgski, Mozart, Offenbach, Pierné, Puccini, Ravel, Rimski-Korsakov, Saint-Saëns, Schubert, Schumann, Johann Strauss fils, Stravinski, Sullivan, Wagner, Waldteufel
Inge Borkh, soprano
Ruth Siewert, contralto
Richard Lewis, ténor
Ludwig Weber, basse
Earl Wild, piano
Raymond Cohen, violon
Royal Philharmonic Orchestra
London Festival Orchestra
New Symphony Orchestra of London
Orchestra Filarmonica di Roma
RCA Italiana Symphony Orchestra
Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire
Orchestre de la Société des Concerts Symphoniques de Paris
International Symphony Orchestra
Beecham Choral Society, choeur
René Leibowitz, direction
Un coffret de 13 CD du label Scribendum SC510
Acheter l’album sur le site du label Scribendum, sur le site www.ledisquaire.com, ou sur Amazon.fr
Photo à la une : René Leibowitz – Photo : © DR