Combien de pianistes auront cru devoir avaler des feux d’artifice pour jouer la Rhapsodie sur un thème de Paganini que Rachmaninov composa durant l’été 1934, du brio, du nerf, de l’éclat et à la fin pas grand-chose d’autre. C’est oublier un peu vite que le cycle montre à l’œuvre l’incroyable génie du compositeur russe pour l’art de la variation, et que le nouvel opus fait pendant aux Variations Corelli écrites tout juste deux ans plus tôt. D’ailleurs, il suffit d’entendre le jeu concentré et plutôt lyrique qu’y déploie le compositeur dans son fameux enregistrement pour RCA Victor réalisé l’année même de la création de l’œuvre avec l’Orchestre de Philadelphie et Leopold Stokowski pour comprendre que ce poème est plus noir qu’il n’y paraît.
Vestard Shimkus a probablement entendu la gravure du compositeur, et il la prend pour ainsi dire « au mot ». Plus du tout une affaire de virtuose qui veut éblouir la galerie, mais bien une œuvre où la mort rode, un poème de la nuit. La surprise passée devant un tempo si large mais un jeu si sostenuto, on entre peu à peu dans ce qu’il faut admettre comme une vision sans concession, qui en démasque toutes les étrangetés harmoniques, conduit le discours vers un lyrisme mortifère, jamais la Rhapsodie n’aura été aussi proche en esprit du névrotique Quatrième Concerto.
Pour soutenir un propos si radical, Vestard Shimkus se garde bien de jouer en appuyant, il suggère, sa virtuosité impeccable lui permet de tout oser en termes d’accents, de traits, de couleurs. Et son génie personnel lui aura révélé l’élément central du discours : cette façon qu’a Rachmaninov de susciter des phrases sur le mode interrogatif. Ces questions bien évidement resteront sans réponse. À mesure que le cycle progresse, sa nature mystérieuse s’amplifie, et même lorsque la tendresse paraît, un tempo retenu à l’extrême reformule tout. Écoutez simplement la 12e Variation. Andris Pogas joue le jeu à égalité avec son soliste, il inscrit les Variations dans le projet d’un disque Rachmaninov volontiers sombre, le couplage avec Kolokola (Les Cloches), renforçant la singularité du propos.
La direction alerte, pleine de caractère du jeune chef letton saisit les quatre volets de la cantate d’un seul geste, ses solistes excellents mais c’est surtout le chœur qui donne à cette version sculptée une dimension épique qui la rend digne de figurer aux côtés de celles signées jadis par Kirill Kondrachine, Evgeny Svetlanov ou Vladimir Ashkenazy.
LE DISQUE DU JOUR
Serge Rachmaninov (1873-1943)
Rhapsodie sur un thème de Paganini en la mineur, Op. 43
Les Cloches, symphonie chorale pour soprano, ténor, baryton, chœur et orchestre, Op. 35
Vestard Shimkus, piano
Irina Krikunova, soprano
Yevgeny Akimov, ténor
Egil Silins, baryton-basse
Chœur d’État de Lettonie
Orchestre Symphonique National Letton
Andris Poga, direction
Un album du label Odradek Records ODRCD245
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Photo à la une : Le chef d’orchestre letton Andris Poga – Photo : © DR