A-t-on remarqué qu’hors Bach, Schubert est la grande affaire de Vladimir Feltsman ? Un récital donné à Carnegie Hall à peine enfui d’URSS délivrait une Sonate D. 960 inoubliable, tendue et soyeuse pourtant, qui l’indiquait déjà voici trente ans.
Tout récemment, il s’est attelé à un cycle Schubert dont je tiens ici le troisième volume, une Sonate « Reliquie » ayant été publiée à part en regard de la Première Sonate de Schnittke. Lumière et ténèbres, la délicate, subtile, effusive et pourtant elliptique Sonate D. 568 (que Kempff aimait tant, caressait si bien) puis la grande Sonate en ut mineur avec sa course folle et ses précipices, impossible dans tout le piano de Schubert de faire aussi contrasté.
Pour le discours si libre, de la poésie en prose, de la Sonate en mi bémol majeur, Feltsman déploie des trésors de phrasés tendres, remplaçant les notes par des mots, ployant et déployant ses longues respirations aux infimes variations harmoniques dont les mélodies éperdues font penser à Weber, tout un idéal du premier piano romantique s’y transmue soudain. Entendez seulement comme il fait chanter le deuxième thème du Finale, toute une époque y passe, adorable, déchirante. Rien jamais ne vous fera quitter l’écoute, cette fluidité où pourtant la moindre émotion se forme, ce sens aussi d’un tempo médian qui unifie les quatre mouvements pour n’en faire qu’une longue guirlande de rêves. Ah oui, malgré András Schiff et Alfred Brendel, pas mieux depuis Kempff, c’est aussi simple que cela, et dans une manière de faire résonner le clavier léger, évocateur, décidément proche.
Après ce voyage merveilleux, la prophétie de la Sonate en ut mineur résonne impérieuse, avide, définitive dès ses accords où semble se mouvoir un terrible Atlas. Mais contrairement à la tempête qu’y déployait Sviatoslav Richter, Feltsman la voit en architecte, lui donne tout l’espace nécessaire, n’y boule rien, vaste symphonie narrative dont les pages les plus prémonitoires – la coda du premier mouvement, l’orageux thème de marche de l’Adagio – sont comme intériorisées.
Ce chant large et pourtant allant est d’un liedersänger, qui vit ici un autre Winterreise, et donne à voir des paysages fulgurants. Le Finale peut bien venir, son postillon danse au bord du volcan, effrayé soudain non plus par un tempo fou mais par un déséquilibre interne. Génial.
LE DISQUE DU JOUR
Franz Schubert (1797-1828)
Sonate pour piano No. 7
en mi bémol majeur, D. 568, Op. Posth. 122
Sonate pour piano No. 19
en ut mineur, D. 958
Vladimir Feltsman, piano
Un album du label Nimbus NI633
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Photo à la une : © Jim Leisy