1976, Festival de Salzbourg, un grand jeune homme dégingandé, cheveux longs, lunettes énormes, subjugue les mélomanes de son archet cassant. Jamais un violoniste venue d’U.R.S.S. n’avait joué ainsi, tout en angles, toujours en tension, se souciant du beau son comme d’une guigne, mais brûlant littéralement les textes pour les faire renaître.
Ce violon phœnix dérangera longtemps les mélomanes. Mais à la fin, tous furent obligés de concéder que l’art d’un violoniste n’avait pas été aussi élevé – de chant, de propos, sinon d’émotion – depuis Yehudi Menuhin alors même qu’il en était bien évidement l’antithèse. Avec cela une approche singulière du répertoire, mettant au Concerto de Beethoven une sombre tension qui l’éloigne du classicisme et lui imposant les cadences de Schnittke, faisant avec Bernstein un Brahms roide, violent où le chant importe peu mais dont les lignes fulgurent, ou encore mettant la moindre polyphonie de Bach à nue.
En une décennie, Gidon Kremer aura changé résolument le visage du violon « classique », et, en Allemagne, le pays de ses aïeux où il s’établit en 1980, entraîné dans son sillage sonore toute une génération : Christian Tetzlaff, Frank Peter Zimmermann, Kolja Blacher jouent cru et mordant comme Kremer, et avec le même souci de hauteur de vue, la même volonté de transférer tout le répertoire de violon pour l’installer de plain-pied dans le concert moderne.
C’est cette odyssée côté concertos que narre le somptueux coffret assemblé aujourd’hui par Universal, regroupant sous étiquette Deutsche Grammophon tout ce qui aura paru sous le label jaune mais aussi chez Philips – les classiques gravures avec Bernstein, Marriner, Ozawa, Boulez (le 1er de Bartók, que n’ont-ils pas enregistré le Second !) y voisinent avec les disques expérimentaux consacrés à Lourié, à l’École de Saint-Pétersbourg – Goubaïdoulina, Schnittke surtout, mais aussi le pan américain avec les Concertos de Glass, la Sérénade de Bernstein, mais surtout celui de Ned Rorem, merveille trop peu courue. Et comment oublier les Mozart avec Harnoncourt, l’entente évidente de ses deux grands relecteurs culminant dans une Symphonie concertante où Kim Kashkashian les rejoint !
La somme est prodigieuse, splendidement rééditée avec les pochettes originales. En la parcourant, je redécouvre une version rêvée, étrange, comme venue d’une autre planète du Concerto à la mémoire d’un ange, où Sir Colin Davis règle son orchestre comme pour un ballet de spectres. Fascinant, unique, le manifeste d’un art dont on espère demain, réédités à l’exemple de ce premier volume, les disques en solo ou en formation de chambre.
LE DISQUE DU JOUR
Gidon Kremer, violon
The Complete Concerto
Recordings on Deutsche
Grammophon
Œuvres de J. S. Bach, Bakshi, Bartók, Berg, Beethoven,
Bernstein, Brahms, Chausson,
Chizhik, Chostakovitch, Glass, Goubaïdoulina, Kancheli, Liszt, Lourié, Mendelssohn, Milhaud, Mozart, Paganini, Pärt, Pelecis, Rorem, Schnittke, Schubert, Schumann, Tchaikovski, Vieuxtemps, Vivaldi, Vustin, etc.
Un coffret de 22 CD du label Deutsche Grammophon DG 4796316
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Photo à la une : © Andreas Malkmus/ ECM Records