Tabula rasa

Écrites en deux semaines au cœur de l’hiver 1915, Les Vêpres demeurèrent avec Les Cloches la partition favorite de Rachmaninov, veille nocturne de prières montées du chœur de la Grande Guerre. L’œuvre resta sous le boisseau des années durant après que la révolution soviétique la rendit inaudible, le disque l’ignora jusqu’en 1965 lorsqu’Alexandre Sveshnikov et son chœur l’enregistrèrent pour Melodiya qui se garda bien de diffuser leur disque en U.R.S.S. Au début des années quatre-vingt, Evgeni Svetlanov s’en empara avec toute la singularité de son génie, pléthore de versions auront paru depuis, rarement venues de Russie, comme si la malédiction continuait à poursuivre cette vigie nocturne que Charles Bruffy et ses deux chorales du Missouri aux États-Unis relisent aujourd’hui drastiquement.

Adieux le vibrato des solistes et des chœurs, la lumière est partout, précise, coupante, faisant tout entendre des harmonies prodigieuses que Rachmaninov tira des modes anciens, car le coup de génie de l’œuvre repose dans ses audaces harmoniques : portées ainsi, Les Vêpres deviennent l’alpha lointain de la grande floraison d’œuvres chorales parues dans les pays baltes à compter des années quatre-vingt. Cette tabula rasa osée par Rachmaninov qui apporte plus d’attention aux ressources musicales d’un discours savant qu’à la spiritualité des textes – il s’était détourné de l’église orthodoxe depuis sa grande dépression –, il fallait oser la prendre au pied de la lettre : Bruffy et ses chanteurs l’ont fait.

La pureté de l’intonation, la perfection des lignes, les jeux de transparence millimétrés qui font tout entendre des vertigineux abîmes vocaux, jusqu’aux insondables basses voulues par Rachmaninov, produisent une lecture orante, hors du temps, abstraite, où la puissance de la musique s’est substituée à celle de la spiritualité. Les solistes – les quatre basses, mais aussi le ténor simple et franc de Frank Fleschner, et le mezzo ambré de Julia Scozzafava – comme les deux chœurs excellent dans cet art de la pureté, de la simplicité, qui désarme : écoutez seulement le mode kiévien de « Maintenant tu peux aller en paix » (plage 5) : vous toucherez à l’éternité.

LE DISQUE DU JOUR

Sergei Rachmaninov (1873-1943)
Les Vêpres, Op. 37

Julia Scozzafava,
mezzo-soprano
Frank Fleschner, Bryan Pinkall, ténors
Bryan Taylor, Paul
Davidson
, Toby Vaughn Kidd, Joseph Warner, basses
Phoenix Chorale
Kansas City Chorale
Charles Bruffy, direction

Un album du label Chandos CHSA 5148
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Photo à la une : © DR