Nietzsche et la nuit

Étrange cette persistance têtue du souvenir. J’avais appris ma Troisième Symphonie de Gustav Mahler dans l’enregistrement de Charles Adler, stupeur et tremblement. J’en étais presque effrayé au point que je n’entendais jamais l’Erste Abteilung. Puis vint pour le Noël de mes quinze ans cette merveilleuse version dirigée par Bernard Haitink avec son cher Concertgebouw et Maureen Forrester. La stéréophonie somptueuse des ingénieurs de Philips dévoilait un tout autre paysage, mais c’est le geste ample, sans éclat inutile, la musique si naturellement irradiante qui changeaient radicalement le visage du Kräftig. Plus de bataille, mais un immense chant de la nature et des passions, kaléidoscope d’impressions sonores ordonné sur une grande arche de sons.

Depuis, malgré Jascha Horenstein (Unikorn), Václav Neumann (Supraphon) ou Charles Adler lui-même, si je voulais rêver avec la Troisième Symphonie, Haitink était mon homme. Il est depuis revenu plusieurs fois ici, à Berlin, à Chicago, et même filmé au Concertgebouw en 1983 : le voir diriger avec tant de pudeur, quelle leçon. Mais je restais toujours dans le souvenir et la fréquentation de sa gravure princeps.

Soudain, en écoutant les premières mesures de l’Uhrklang qui ouvre le premier mouvement de ce concert donné à Munich l’an passé, le souvenir me submerge. Et plus encore dans les rêves du Tempo di Menuetto ou dans le Scherzando dont les ultimes mesures se cabrent pour mieux s’envoler. C’est Haitink retrouvé, et se retrouvant dans l’œuvre, y entrant comme dans un Eden sacré dont il sait intimement la plus secrète des respirations.

Admirable « weltmusik » dont la parabole de Nietzsche annonce avec son hautbois qui pleure, son cor, son violon répondant à la contralto rien moins que l’Abschied du Chant de la Terre, ce que Gerhild Romberger, si sensible, entend dans chaque inflexion, chaque mot, habitant le vaste espace que lui offre les Munichois.

Haitink le dirige d’ailleurs ainsi, avant de laisser fuser les feux d’artifices des enfants, et de modeler les lignes infinies du Langsam. Comme tout cela respire profondément, irradiant partout une spiritualité que tant d’interprètes ne perçoivent jamais derrière les décors naturalistes. Concert magique, dont vous ne pourrez plus vous déprendre.

LE DISQUE DU JOUR

Gustav Mahler (1860-1911)
Symphonie No. 3

Gerhild Romberger, mezzo-soprano
Augsburger Domsingknaben
Fraeunchor des Bayerischen Rundfunks
Gewandhausorchester Leipzig
Bernard Haitink, direction

Un album de 2 CD du label BR-Klassik 900149
Acheter l’album sur le site du label BR-Klassik ou sur Amazon.fr – Télécharger ou écouter l’album en haute-définition sur Qobuz.com

Photo à la une : © DR