L’Absolu

Le 9 mai 1957, Glenn Gould qui avait médusé le public moscovite – Maria Judina et Sviatoslav Richter étaient dans la salle – assistait à un concert où Richter donnait la plus hypnotique lecture de la Sonate en si bémol majeur que l’enregistrement ait conservée. Le jeune pianiste canadien se trouvait confronté à son antithèse, pour le jeu pianistique comme pour l’éthique artistique. Mais ce fossé impossible à combler le fascina, comme nous fascine toujours chaque note de Schubert que Sviatoslav Richter joua.

Non que j’y retrouve l’accord absolu que Lili Kraus, Wilhelm Kempff ou Alfred Brendel célébraient, mais bien le Schubert de Richter, impérieux, démiurgique, absolu, comme si son piano découlait en droite ligne de celui de Beethoven, le prolongeait, le magnifiait.

Écoutez seulement les clairons de la Gastein, son geste héroïque, ses tempos fous, ce vertige de l’exaltation – qui entraîne aussi le final de la D. 958 – qu’on n’associe pas forcément à Schubert, à tort comme le démontre Richter. Sa Wanderer-Fantasie proclame cette filiation, avec son énergie inextinguible.

Ce piano visionnaire est en soi un absolu que le plus allemand des pianistes russes a su comprendre comme aucun autre. Les dix disques assemblés par Hänssler/Profil se concentrent sur les concerts moscovites, la restitution en est soignée comme jamais auparavant, donnant tout à entendre de ce clavier exaltant.

Les sonates favorites de Richter y paraissent souvent plusieurs fois, la D. 566 dans ses divers états (deux ou trois mouvements), la « petite » la majeur (D. 664) teintée d’un héroïsme qu’on lui pensait impossible (et dont Richter emporte l’Allegro final en prenant des risques), la Reliquie, sa sonate chérie, deux fois et toujours dans sa version en quatre mouvements, de stupéfiantes D. 784 et D. 845.

Avec Benjamin Britten une leçon d’émotion pour les Variations sur un thème original, avec Nina Dorliac, son unique ange féminin six Lieder chantés en russe, sublimes de désespoir ou d’ironie (avec au sommet Die Krähe, esseulée, rapide, terrible), deux disques regroupant Impromptus, Moments musicaux et cahiers de Ländler – les Klavierstücke sont si inhabituels de diction, de couleurs.

Ces concerts moscovites se complètent de quelques gravures parisiennes (en studio), mais lorsque je reviens à ce coffret parfait, c’est pour me reperdre dans les deux versions de la Sonate D. 960, celle de 1957, impassible, vraie séance d’hypnose, et cette amère, tendue, furieuse dès son trille qui mord du 13 novembre 1961.

Somme éternelle, essentielle.

LE DISQUE DU JOUR

Sviatoslav Richter plays Schubert
Live in Moscow

Franz Schubert (1797-1828)
Sonate pour piano No. 6 en mi mineur, D. 566 (2 versions, une en deux mouvements, l’autre en trois)
Sonate pour piano No. 13 en la majeur, D. 664 (2 versions)
Fantaisie en ut majeur, D. 760 « Wanderer-Fantaisie » (2 versions)
Sonate pour piano No. 14 en la mineur, D. 784
Sonate pour piano No. 15 en ut majeur, D. 840 « Reliquie » (2 versions)
Sonate pour piano No. 16 en la mineur, D. 845
Sonate pour piano No. 17 en ré majeur, D. 850
Sonate pour piano No. 19 en ut mineur, D. 958
Sonate pour piano No. 21 en si bémol majeur, D. 960 (2 versions)
4 Impromptus, D. 899 (3 extraits : Nos. 2, 3 & 4)
Impromptu en la bémol majeur, D. 935, Op. 142 No. 2
3 Klavierstücke, D. 946
Impromptu en sol majeur, D. 899, Op. 90 No. 3
Klavierstück en mi bémol mineur, D. 946 No. 1
6 Moments musicaux, D. 780 (3 extraits : Nos. 1, 3 & 6)
Allegretto en ut mineur, D. 915 (2 versions)
12 Valses, D. 145
2 Ecossaises, D. 734
17 Ländler, D. 366 (extraits : Nos. 1, 3, 4 et 5)
8 Variations sur un thème original en la bémol majeur pour piano 4 mains, D. 813
7 Lieder, D. 558, 741, 877, etc.

Sviatoslav Richter, piano
Benjamin Britten, piano
Nina Dorliac, soprano
Enregistrements réalisés entre 1949 et 1963

Un coffret de 10 CD du label Profil/Hänssler PH17005
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Photo à la une : © DR